Saint-Martin. Audition du Sénateur Louis Constant Fleming par la Mission Parlementaire
SAINT-MARTIN, “COLLECTIVITE D’OUTRE-MER AUTONOME” : PSEUDO-REFORME OU VERITABLE IMPOSTURE ?
Note à l’attention de MM. Les membres de la mission parlementaire (mai 2014)
Officiellement engagée en juillet 2007 la mise en oeuvre de la réfàrme statutaire de Saint-Martin semble aujourd’hui gravement compromise. D’une part Saint-Martin ne bénéficie toujours pas pleinement du statut de “collectivité d’Outre-mer” que lui confère en principe la loi depuis près de 7 ans. D’autre part la mutation institutionnelle est encore loin de produire les effets légitimement attendus par la population saint-martinoise. L’économie est en plein naufrage tandis que l’insécurité et la criminalité sont de plus en plus insupportables.
Cette dramatique situation d’échec n’est pas le fruit du hasard. Elle résulte d’une accumulation de retards, de négligences, d’insuffisances, de décisions inadaptées et arbitraires, de dysfonctionnements, d’errements, d’obstacles et de difficultés dont la responsabilité incombe, pour l’essentiel, aux autorités métropolitaines françaises.
Bien que n’étant pas exhaustif l’inventaire qui suit pointe les erreurs, anomalies et insuffisances étatiques les plus lourdes de conséquences.
1. Une réforme beaucoup trop tardive
Saint-Martin a dû réclamer un statut spécial pendant près de 40 ans avant d’être (partiellement) entendue par Paris. Si la métropole avait accepté de nous accorder davantage d’autonomie dès les années soixante-dix au lieu d’attendre 2007, nous n’en serions pas là.
Il suffit de regarder l’essor spectaculaire de la partie néerlandaise de l’île pour s’en convaincre. Pourtant Sint Maarten souffre exactement des mêmes handicaps (géographiques. historiques, démographiques, climatiques … ) que Saint-Martin. Mais. à la différence de la partie française, la partie néerlandaise a bénéficié d’une large autonomie au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans le cadre de la création des “Antilles néerlandaises”. À la même époque la France “départementalisait” ses colonies antillaises tout en allant jusqu’à oser faire de Saint-Martin une commune du nouveau département de Guadeloupe. Ainsi, grâce au redoutable piège de “I’assimilation”. la puissance coloniale s’assurait une maîtrise encore plus totale de ses territoires ultra-marins et contrôlait Saint-Martin via la Guadeloupe.
Mieux encore, pour confirmer et renforcer la tutelle de l’État sur Saint-Martin, la France créé en 1963 un arrondissement du département de Guadeloupe sur les îles dites “du Nord” (formule qui n’a de sens que depuis la Guadeloupe), installe un sous-préfet à Marigot et met en oeuvre une politique coercitive de “normalisation” métropolitaine, ignorant les spécificités saint-martinoises et niant l’identité de la population insulaire.
Aujourd’hui, la partie néerlandaise bénéficie depuis 2010 d’un statut d’“ État autonome” dans le cadre du Royaume des Pays-bas. Les Pays-Bas et la France ont donc opté pour des solutions radicalement opposées. Or c’est ce demi-siècle de statut d’autonomie qui a permis à Sint Maarten de trouver par elle-même les chemins de la prospérité à partir des années soixante. Tandis que, dans le même temps. SaintMartin, étouffée sous une tutelle étatique d’autant plus nocive qu’elle est sourde et aveugle, s’enfonçait dans la paupérisation. Il ne fait aucun doute que la partie française aurait pu connaître la même prospérité que sa soeur jumelle néerlandaise si la France n’avait pas tout entrepris pour l’en empêcher.
2. Une réforme trop brusque et mal préparée
Dès 2003, j’ai beaucoup insisté sur la nécessité d’une mise en oeuvre progressive de la mutation statutaire (sur une période de 10 ans minimum), afin de permettre aux appareils administratifs (locaux aussi bien que centraux et déconcentrés) de se préparer et de s’adapter dans la durée. Hélas. je n’ai pas été entendu et l’impréparation des administrations publiques impliquées dans la réforme (notamment l’administration fiscale) a fait et continue de faire des dégâts considérables.
Une mutation statutaire progressive, par étapes, aurait donné à la collectivité les délais nécessaires pour se préparer aux nouvelles conditions d’une gouvernance locale radicalement différente et notamment de se doter des cadres supérieurs et intermédiaires disposant de la formation, des capacités d’expertise et de l’expérience indispensables à l’administration complexe d’une collectivité cumulant les compétences et les responsabilités d’une commune, d’un département et d’une région, auxquelles s’ajoutent certaines compétences et responsabilités étatiques. Elle aurait également permis d’élaborer et de mettre en oeuvre un plan pluriannuel de formation spécifique visant l’ensemble du personnel déjà en fonction sous le régime communal et l’adaptant à ses nouvelles responsabilités.
3. Une réforme lacunaire, incohérente et trop frileuse
Si, comme en témoignent les débats parlementaires de l’époque, la loi organique n° 2007-223 du 21 février 2007 avait pour objet d’accorder un authentique statut d’autonomie à Saint-Martin, il fallait alors aller jusqu’au bout de cette logique et ne pas introduire des dispositions qui contrarient cette autonomie.
Comment admettre, par exemple, que la collectivité dispose de la compétence fiscale mais dépende des capacités et de la bonne volonté des services de l’État pour le recouvrement des produits des impôts et taxes qu’elle est censée fixer librement?
La loi de 2007 manque de cohérence. Elle hésite trop souvent entre deux renforcements : celui de l’autonomie et celui de la tutelle étatique. Et, s’il s’agit aujourd’hui de “réviser” la loi statutaire, que l’État commence donc par en supprimer toutes les dispositions limitant l’autonomie de la collectivité.
4. Une réforme délibérément entravée et freinée
L’un des objectifs explicite de la réforme statutaire était de sortir Saint-Martin de l’ensemble politico-administratif guadeloupéen dont il constituait une “dépendance” depuis l’époque coloniale. Or, près de 7 ans plus tard, de nombreux liens entre la Guadeloupe et la collectivité sont maintenus, voire renforcés. Le représentant de l’État à Saint-Martin est toujours le “délégué” du Préfet de Guadeloupe. De nombreuses administrations étatiques déconcentrées, avec lesquelles la population saint-martinoise doit être en constante relation, sont toujours situées en Guadeloupe. L’ INSEE n’ayant toujours pas détaché SaintMartin de la Guadeloupe, la COM ne dispose pas de statistiques en propre. Or, si les données statistiques sont de précieux outils de prévision et de bonne gouvernance, elles sont également requises pour accéder à certaines sources de financement notamment les fonds européens. Compte tenu de son statut de RUP (Région Ultra-Périphérique), notre collectivité devrait pouvoir disposer de son propre Programme Opérationnel (PO). Mais, faute de pouvoir produire des statistiques et le montant de son PIB, Saint-Martin ne dispose toujours pas de PO et se trouve encore intégrée dans le PO de Guadeloupe. Toutes ces anomalies sont inadmissibles.
Ajoutons que de nombreuses publications, y compris officielles, ignorent la mutation statutaire de 2007 et s’obstinent toujours, en 2014, à présenter Saint-Martin comme une commune de Guadeloupe.
Tant que le Préfet de Saint-Martin ne sera pas un préfet de plein exercice et que les différentes administrations déconcentrées des ministères concernés ne seront pas effectivement présentes sur le territoire de notre collectivité, celle-ci restera une dépendance de la Guadeloupe et son autonomie ne sera qu’un mirage.
5. Une administration d’État qui résiste à la volonté du législateur
Même si la loi organique n° 2007-223 du 21 février 2007 est incomplète et insuffisante, elle a le mérite de marquer une étape et un progrès dans l’évolution du régime statutaire de Saint-Martin. Elle témoigne en tout cas de la volonté du législateur de donner à Saint-Martin une autonomie accrue. Mais, depuis bientôt 7 ans, l’administration française s’emploie par de multiples moyens à contrecarrer l’application rapide et correcte de la loi. Les interprétations restrictives de ses dispositions fiscales et le peu d’empressement à prendre les mesures d’adaptation de ses services déconcentrés, par exemple, le démontrent clairement.
Tant que l’administration métropolitaine ne s’engagera pas fermement et loyalement en faveur du succès de la réforme statutaire, celle-ci continuera de piétiner. En réalité. il est désormais patent que la métropole ne souhaite pas que la réforme statutaire réussisse et qu’elle agit en conséquence.
6. Une collectivité sous-administrée
Les principales institutions de la collectivité (conseil territorial, conseil économique et social, conseils de quartier) ont certes été mises en place mais les structures et l’organisation administratives de la collectivité sont toujours celles d’une simple commune. Sans compter que l’organisation municipale de la collectivité, telle qu’elle existait avant juillet 2007 et telle qu’elle perdure aujourd’hui, était déjà (et est toujours en 2014) sous-dimensionnnée par rapport aux besoins d’une commune ordinaire de cette taille démographique. C’est dire qu’elle est bien loin de répondre aux exigences d’une collectivité d’Outre-mer.
Depuis 2007, seuls les services de l’Etat ont bénéficié d’une nouvelle organisation et d’un renforcement. Les services de la collectivité sont demeurés dans la situation de sous-administration où ils se trouvaient déjà sous le régime communal guadeloupéen. Et aucun effort n’est actuellement envisagé pour remédier à cette carence.
7. Une collectivité privée des ressources régulières que lui garantit la loi
Non seulement la Commission d’évaluation des charges liées aux transferts de compétences s’est réunie trop tardivement mais elle a été composée de façon contestable et ses méthodes de calcul ahurissantes ont abouti à des conclusions inacceptables puisqu’elles condamnent notre collectivité à une compensation “négative”, c’est-à-dire au paiement annuel de 634 126 € à l’État! Le principe fondamental selon lequel tout transfert de compétence doit être compensé par le transfert des ressources correspondantes a été scandaleusement bafoué. Ainsi la France rançonne-t-elle Saint-Martin pour le prix de sa pseudo-autonomie.
De plus, notre collectivité a été privée des garanties de ressources dont bénéficient par ailleurs les collectivités métropolitaines. Elle ne bénéficie plus de la garantie du paiement des recettes enrôlées mais seulement de celui des recettes effectivement encaissées par les services de l’État. Elle ne bénéficie pas davantage du paiement, par avances mensuelles, des “douzièmes” du produit annuel attendu des impôts locaux. Saint-Martin n’étant plus une commune, cette différente de traitement pouvait se justifier. Mais à la condition fondamentale que la nouvelle collectivité dispose d’une compétence fiscale pleine et entière, c’est-à- dire maîtrise la totalité du processus fiscal, y compris la collecte des produits fiscaux. Or le ministère français des finances n’a jamais admis que Saint-Martin puisse exercer la compétence fiscale. Contraints par le législateur de céder sur ce point, les fonctionnaires de Bercy se sont arrangés pour conserver la maîtrise du recouvrement des impôts et taxes, ce qui leur permet de maintenir une tutelle technique efficace sur la collectivité et de l’asphyxier financièrement à leur gré.
Tout a donc été entrepris pour placer Saint-Martin en difficulté financière permanente. Sans compter que la collectivité est obligée de rémunérer l’État pour des opérations de collecte que celui-ci se montre (délibérément) incapable d’accomplir correctement. Ainsi, non seulement la COM est indûment privée d’une partie essentielle de sa compétence fiscale mais elle doit en outre rémunérer l’État pour que celui-ci l’exerce (mal) à sa place. On est ici au comble de l’arbitraire et de l’incohérence!
8. Une collectivité minée par une immigration massive et incontrôlée
La structure de la population de la partie française a considérablement changé depuis 40 ans. En 1970, les Saint-Martinois de souche représentaient 80 % de la population. En 2007, année du changement statutaire, ils ne représentaient plus que 25 % de la population. On assiste en réalité à un véritable remplacement de la population autochtone par une population métropolitaine et étrangère.
Comment s’étonner, dans de telles conditions, que des résidents originaires de métropole ou en provenance des autres îles de l’espace Caraïbe et installés depuis peu à Saint-Martin, n’aient aucun souci du succès de la réforme et fassent preuve d’incivisme en refusant de se plier aux nouvelles règles statutaires, et notamment aux dispositions fiscales adoptées par le conseil territorial (comme le démontre le refus d’acquitter la taxe automobile dès 2007)?
Si l’afflux de métropolitains et l’immigration légale expliquent en partie ce changement de population, c’est l’immigration irrégulière et clandestine qui en est la cause principale. Mais comment admettre que la France, figurant parmi les plus grandes puissances mondiales. ne soit pas en mesure de contrôler les mouvements migratoires sur un territoire de 53 km2 ?
9. Une collectivité discriminée négativement
En dépit de ses 38 000 habitants résidents (sans compter les touristes), Saint-Martin ne dispose d’aucune antenne de chaîne publique de télévision ni même d’une station de radio publique. Pourtant, la COM de Saint-Pierre et Miquelon, avec ses 6 000 habitants, dispose d’une station de TV publique française (France Télévision) et d’une station de radio publique.
Il s’agit bien, de toute évidence, d’une intolérable discrimination négative visant à priver notre collectivité des moyens modernes d’information et des instruments nécessaires à la cohésion sociale.
10. Une collectivité politiquement affaiblie et délibérément abandonnée (une fois de plus)
Les invalidations successives des présidents du conseil territorial de la COM depuis 2007 (à commencer par la mienne en 2008) ont provoqué une instabilité politique préjudiciable à la conduite de projets à moyen et long terme et considérablement affaibli les capacités d’action de la collectivité.
Quelques exemples : la collectivité dispose de toutes les compétences en matière d’urbanisme.
Mais le code de l’urbanisme spécifique à Saint-Martin n’a toujours pas été rédigé. Ce sont donc toujours les règles d’urbanisme en vigueur en métropole qui sont appliquées à Saint-Martin. Il s’agit pourtant d’un levier essentiel en matière d’aménagement et de développement. La collectivité dispose également de toutes les compétences en matière de tourisme. Mais, là encore. aucun code du tourisme n’a été élaboré à ce jour. Cette négligence est d’autant plus lourde de conséquences que le tourisme est le moteur économique principal de Saint-Martin.
Pour s’engager à Saint-Martin, les investisseurs ont besoin de connaître les nouvelles “règles du jeu” locales. Ces règles sont fournies par les codes de la collectivité. Or, à ce jour, seul le code fiscal a été élaboré et publié, de juillet 2007 à juillet 2008 (sous ma présidence trop tôt interrompue par une décision mal fondée du Conseil d’État). Il est pourtant indispensable de disposer des trois codes fondamentaux (fiscalité, urbanisme, tourisme) pour pouvoir lancer un programme de développement adapté aux conditions locales. À quoi bon obtenir le transfert des compétences en matière d’urbanisme et de tourisme pour continuer d’appliquer les règles en vigueur en métropole et inadaptées à Saint-Martin?
Le Conseil Économique, Social et Culturel ne joue toujours pas correctement le rôle qui lui est assigné par la loi. Le CESC devrait être une instance de réflexion, d’étude et de proposition, et ses fonctions devraient être exclusivement consultatives, ce qui est perdu de vue. Quant aux Conseils de quartier, qui devaient être des instances de relais entre le conseil territorial et la population, ils n’ont pas d’autre effet que de diviser le conseil territorial et d’affaiblir sa cohésion. Ces nouvelles instances “participatives” se révèlent n’être que des gadgets pseudo-démocratiques, inopérants et inutiles.
L’État n’est pas dupe de ces dysfonctionnements qui conduisent la collectivité à l’impasse. mais il n’entreprend rien pour y remédier. Pourquoi d’ailleurs la France aiderait-elle aujourd’hui Saint-Martin à réussir dans un statut d’autonomie qu’elle a seulement feint de lui accorder ?
En théorie Saint-Martin devrait disposer depuis 7 ans d’un puissant outil de développement : l’autonomie que son nouveau statut est censé lui conférer Mais, outre que l’État se montre incapable d’accompagner le changement (comme il s’y était pourtant engagé), son administration s’emploie à contrecarrer la bonne mise en oeuvre d’une réforme déjà mal conçue à l’origine. Toutes ces difficultés s’ajoutent et se conjuguent à une situation antérieure de crise économique et sociale et accablent encore davantage une population insulaire soumise à rude épreuve depuis trop longtemps.
A l’issue des sept premières années de ce nouveau régime statutaire les Saint-Martinois sont donc en droit de s’interroger sur la vraie nature et les vrais objectifs d’une réforme qu’ils ont appelée de leurs voeux : ne s’agit-il que d’une réforme en trompe l’oeil destinée à les égarer dans de vains et stériles combats ? Ou, pis encore, ne s’agit-il que d’une imposture de plus de la part de l’ancienne puissance coloniale dont le seul objectif est de préserver son emprise sur son territoire ultramarin ?)
Je ne saurais donner de réponse à ces interrogations mais ce dont je suis assuré c’est que les illusions, fussent-elles institutionnelles, ne peuvent jamais engendrer des réalités. Et je rappelle solennellement aux autorités métropolitaines que le contrôle qu’elles exercent sur Saint-Martin n’a pas d’autre légitimité politique et historique que celle héritée de l’ancien empire colonial français.
La France a-t-elle encore la capacité de sortir Saint-Martin du désastre ? En a-t-elle seulement la volonté ? Si tel est le cas (ce dont je doute) elle doit agir vite et avec détermination. Car si nous, les Saint-Martinois, avons montré notre patience, nous n ‘a!tendrons pas encore pendant des décennies. Et un jour viendra, sans doute pas si lointain, où nous éprouverons l’impérieux besoin de choisir entre une tutelle fançaise aussi contraignante que défaillante et les multiples autres opportunités d’association et de partenariat qui peuvent s’offrir à notre territoire, dans le contexte régional et international où il se trouve.
Louis-Constant FLEMING
(ancien président du conseil territorial de la COM
ancien sénateur de Saint-Martin)