Ce capitaine de la marine marchande à la retraite est épuisé, bronzé et mal coiffé. Pas besoin de justifier ses longs poils épars de barbe blanche lorsqu’on a passé huit mois avec les poissons. Il a quitté son cottage familial de l’île de Hvaler, dans la baie d’Oslo, le 16 juillet dernier, le lendemain de son 79ème anniversaire, pour entreprendre “le rêve de sa fin de vie”. A la mort de son père, lui aussi dénommé Hans, en 1990, il découvre avec stupeur un secret bien caché. “Ingénieur en chef dans la marine marchande, mon père avait quitté la Norvège occupée. Au mois de mai 1942, il monte à bord du Baghdad qui partait de New-York pour approvisionner les troupes alliées“, raconte-t-il.
Sur la piste d’un navire coulé par un U-Boot
On ne connait pas la destination initiale du cargo norvégien, mais il fut stoppé au large de Grenade, une île du sud de l’arc antillais. Le 30 mai, à environ 30 miles nautiques de la Barbade, le Baghdad a été torpillé par un sous-marin allemand. Huit marins sont morts lors de l’impact. Les trente autres ont eu le temps de grimper dans les canots de survie. La suite, c’est Hans junior qui la raconte. “Une fois le cargo totalement immergé, le U-Boot allemand est remonté à la surface. Ses occupants en sont sortis, ont demandé le nom du bateau, puis, en lançant une bouteille de rhum et deux livres de pain aux Norvégiens esseulés, ils sont retournés dans leur machine de guerre en leur souhaitant bon voyage.” Après cinq jours de dérive, les naufragés ont atteint Grenade, non sans mal, à cause des courants violents qui bordent l’île.
Hans junior, alors âgé de 10 ans, n’a revu son père qu’à la fin de la guerre. “Il ne m’a jamais parlé de cette histoire. C’est lorsque j’ai découvert ses médailles que j’ai su ce qu’il lui était arrivé.” Hans s’est alors juré d’aller en pèlerinage sur les lieux du torpillage. “Pas pour mon père qui est rentré, mais pour ceux qui sont restés.” Il a laissé sa femme, sa complice de voyage depuis 55 ans, ses trois enfants et ses petits-enfants pour un périple que peu de gens oseraient entreprendre, même à plusieurs et plus jeunes. De Hvaler, il est passé par le Danemark, Calais, la Grande-Bretagne et La Corogne, où, parce qu’il navigue sans radar mais au sextant, il a cru “à la fin de son voyage” en évitant de justesse des récifs. Il est descendu jusqu’au Cap Vert puis aux Canaries, attendant la fin de la période cyclonique pour traverser l’Atlantique, en avarie de moteur et sans congélateur.
A 120 miles nautiques par jour, il a voyagé cinq semaines avant de se rendre à l’endroit précis où le Baghdad gît toujours par 500 mètres de fond. Là, il a mis en berne son drapeau et ses voiles, puis a balancé à la mer deux blocs de granit. “Je les avais emportés de Norvège et le fait de les couler à l’endroit précis du naufrage, après tout ce périple, m’a soulagé”, avoue le vieil homme. Maintenant, il remonte sereinement vers les eaux froides de la baie d’Oslo, où il espère retrouver les siens au début du mois de juin. Et après? Hans lâche dans un dernier sourire: “J’ai fait mon devoir de mémoire.” Pas besoin de connaître plus l’homme pour parier que ce n’est pas le dernier voyage de sa vie.
Source JDD.fr