La question du viol est moins taboue qu’il y a trente ans, grâce aux mouvements féministes. Mais, si la parole s’est déliée, si le nombre de plaintes a augmenté, tout cela est très lent. Parce que ça touche à la sexualité, on ne parle pas du viol comme d’autres sujets. A un dîner, les gens peuvent dire qu’ils ont perdu un être cher, qu’ils ont été victimes d’un attentat, ou qu’ils sont malades. Une femme dira-t-elle « j’ai été violée » ? Non. Cinquante mille femmes le sont pourtant chaque année. Et les préjugés sur les victimes restent énormes.Le viol est le seul crime qui rend suspecte la victime. Il y a toujours ce doute qui plane : pourquoi cette fille était-elle en minijupe à minuit dans la rue ? Pourquoi a-t-elle ramené cet ami chez elle ? Et cette idée que la victime l’a bien cherché reste présente. On fait peser sur les femmes une suspicion sur les conditions du viol. Il en va de notre liberté de pouvoir nous déplacer en étant habillée comme on veut, sans avoir peur d’être agressée. Autre préjugé : on nous voit souvent comme des femmes détruites à tout jamais et réduites à ce drame. Ces femmes sont victimes, mais je suis persuadée qu’il est possible de revivre, et pas seulement de survivre, après un viol. Et le fait de revivre n’enlève rien à la gravité de l’acte. Il y a un avant et un après le viol, mais on peut se reconstruire et même devenir plus forte. J’ai eu cette chance.
Ce viol est déterminant dans mon engagement féministe. Tout militantisme a à voir avec des ressorts personnels. On puise dans l’intime mais, en même temps, cela n’enlève rien à l’universalité du combat. Je militais déjà avant. Après cet événement, les rapports dominants-dominés sont devenus l’ossature de ma réflexion. Le viol est le produit d’une histoire et d’une culture. C’est l’expression ultime de la domination masculine. Il faut faire le lien entre les publicités sexistes, les inégalités dans l’emploi, l’inégale répartition des tâches domestiques et les violences faites aux femmes.
Il existe une hiérarchie dans la gravité des actes, bien sûr, mais tout cela forme un ensemble qui a à voir avec le viriarcat, c’est-à-dire la domination du masculin sur le féminin, qu’il faut déconstruire et combattre. En menant des politiques féministes dans tous les domaines, notamment dès l’école, où se construisent les identités. Le Collectif national pour les droits des femmes vient de travailler à une série de propositions contre les violences inspirées de l’exemple espagnol. En ce qui concerne le viol, il faut que le sujet soit pris à bras-le-corps par les politiques.
Comment ?Peut-être qu’il faut commencer par casser cette image d’Epinal qu’on a d’une scène de viol : une fille qui sort en jupe la nuit et se retrouve agressée avec une arme. Les viols, dans leur écrasante majorité, sont perpétrés par une personne connue de la victime. Souvent, l’arme utilisée relève du chantage affectif ou économique. Et les violeurs se recrutent dans toutes les classes sociales. Il faudrait aussi qu’on cesse d’entendre que le violeur est victime d’une maladie liée à ses pulsions. La plupart des viols sont prémédités. Ce n’est pas un fait biologique mais un fait social. Donc on peut le combattre. Les tribunaux manquent de moyens pour traiter les dossiers, les associations pour les victimes, aussi. Les personnels de police ne sont pas assez formés, même si des efforts ont été faits. Je peux en témoigner : raconter à un inconnu, dans un bureau froid, ce qu’on vient de subir, dans les moindres détails, c’est très difficile. Les conditions de l’accueil sont fondamentales. Si les femmes ont peur de parler, c’est d’abord parce que la société n’est pas toujours prête à les entendre. Seul un viol sur cinq ferait l’objet d’une plainte. Et une plainte sur six aboutit à une condamnation.
Je me suis reconstruite après cette épreuve en militant au sein du Collectif contre le viol, j’ai rencontré d’autres victimes et cela m’a beaucoup aidée. Je me suis rendue compte que tout ce que l’on ressent, la peur, l’angoisse, la culpabilité, sont des symptômes partagés. Certaines ne s’en remettent jamais. Pour pouvoir revivre après un viol, il faut savoir que c’est possible. Et c’est possible.”
Le volet politique (et les prises de position autour des préoccupations actuelles) s’est illustré également dans une interview qu’elle a consacrée à France Culture récemment au sujet de la place Puerta Del sol en Espagne:
extrait de son blog: http://clementineautain.fr/
Le mouvement « indignados » qui campe sur la Puerta del Sol à Madrid et ailleurs, depuis le 15 mai, est d’une fraîcheur et d’une modernité qui me ravit. Dans leur manifeste, les raisons de la colère s’y trouvent résumées en une phrase : « Les citoyens sont les rouages d’une machine conçue pour enrichir une minorité qui ne tient pas compte de nos besoins ». Entre les mots d’ordre de la rue radicalement critiques à l’égard du libéralisme et du consumérisme et le vote de dimanche favorable à la droite conservatrice espagnole, le décalage est saisissant. Ce qui le nourrit est connu : défiance à l’égard du « système », crise de la représentation, sentiment que droite et gauche mènent des politiques trop semblables, n’enrayant jamais la brutalité du capitalisme.
Le débat s’ouvre – enfin – dans la gauche française sur la stratégie de mobilisation populaire, en vue de 2012. La Fondation Terra Nova vient de lancer un pavé dans la mare avec une note intitulée : « Gauche, quelle majorité électorale pour 2012 ? » – Julie Clarini vous en parlait avec justesse la semaine dernière. Le think tank proche du Parti Socialiste propose comme stratégie centrale la conquête d’un nouvel électorat de gauche, composé de diplômés, de jeunes, de minorités des quartiers populaires et de femmes. Un parti pris qui, tenant à distance les ouvriers et les employés, en a fait bondir plus d’un. En outre, l’approche en termes de parts de marché pour faire le plein des urnes supplante celle de la dynamique politique à même de transformer la vie des gens. Le point de vue très technocratique n’est pas prêt de constituer une réponse au joli slogan espagnol : « Nos rêves ne rentrent pas dans vos urnes ». Dans un face-à-face publié dans l’Humanité lundi dernier avec Olivier Ferrand de Terra Nova, le communiste Olivier Dartigolles pointait – je cite – « la capitulation qui consiste à dire que la gauche n’aurait plus rien à proposer aux couches populaires ». Pour le dirigeant du PCF, il faudrait avant tout s’adresser au salariat, comprendre la division sociale du travail, mobiliser les ouvriers et les salariés. Olivier Ferrand lui répond que l’unité d’un front de classe est impossible car il y aurait deux classes populaires aujourd’hui : l’une intégrée, l’autre déclassée.
Comme Olivier Dartigolles, je pense qu’aujourd’hui, le « peuple » désuni doit une nouvelle fois se rassembler : là est la clé d’une victoire politique à gauche, utile et durable. La force du mouvement ouvrier d’hier, c’était d’avoir unifié le groupe dispersé et éclaté des ouvriers autour d’une espérance, d’un projet de promotion collective et d’émancipation. Mais comme Olivier Ferrand, je crois essentiel d’analyser, de comprendre combien le peuple d’aujourd’hui n’est plus celui d’hier. Ses activités, ses espaces, ses formes de culture ne sont plus les mêmes. Le mouvement espagnol ne se déploie pas dans l’usine mais sur la place publique, dans la ville. Contrairement à un certain discours ambiant, les ouvriers n’ont pas disparu – ils représentent toujours le quart de la population active – mais ce groupe social s’interpénètre de plus en plus avec les autres fragments des classes subalternes, comme les employés. Au fond, les « ouvriers » déclinent mais le « peuple » grandit. Et ce qui peut produire de l’unité, c’est l’expérience de la précarité, de la flexibilité et de la détérioration des conditions de travail, qui touchent de plein fouet les jeunes, les femmes et les personnes issues de l’immigration. Autant d’éléments dont même les cadres ne sont pas épargnés. Comme l’indique le néologisme « précariat » issu de la sociologie, les notions de précarité et de prolétariat s’imbriquent de nos jours. Pression, stress, souffrances au travail, sentiment d’être jetables, mépris des savoir-faire… Tout cela devait atomiser pour que s’exerce au mieux la domination du capital. Mais, comme le montre l’exemple espagnol, ces réalités sont en train de rendre possible de nouvelles alliances, de stimuler à nouveau la polarisation sociale. A la fin de leur manifeste intitulé « Nous sommes des gens ordinaires », les « indignados » écrivent : « Nous sommes les moteurs du monde ». Comment mieux exprimer le sentiment d’appartenance collective et la conscience retrouvée des antagonismes sociaux ? On peut y voir un prélude à des victoires dans le champ proprement politique…
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