CULTURE: Le carnet de tournage d'”Apocalypse Now” n’avait jamais été traduit en France. Unique et hallucinant

F.L
Par F.L 5 Oct 2011 13:50

CULTURE: Le carnet de tournage d'”Apocalypse Now” n’avait jamais été traduit en France. Unique et hallucinant

Robert Redford, Jack Nicholson… – qui refusent le premier rôle. Le décor principal détruit par un typhon.

Une guerre civile aux Philippines qui prive Francis Ford Coppola d’une partie des hélicoptères prévus. Un budget dépassé de 14 millions de dollars que le cinéaste s’engage à rembourser si le film n’engrange pas 40 millions de dollars de recettes aux États-Unis. L’acteur principal – Martin Sheen – victime d’une crise cardiaque sur le tournage. Un montage long de plus d’un an… Apocalypse Now semblait devoir être victime de son titre et devenir le Vietnam du cinéma américain. Grand film malade miraculeusement rétabli, il obtint la palme d’or en 1979 et marqua l’histoire du septième art.

Cette épopée, une femme, l’épouse du réalisateur, l’observa à un poste privilégié. Engagée pour diriger ce qui allait devenir un des plus époustouflants making of jamais réalisés – inclus dans l’édition DVD et Blu-Ray -, Eleanor Coppola prend aussi des notes. Fascinée par la machine de guerre de ce film, elle observe d’abord : les cafards, les explosions au napalm, les accalmies, les fêtes obscènes d’un tournage dérisoire et sublime. Puis la machine se grippe : en proie à ses démons, Coppola se perd, s’identifie à ses protagonistes, Willard et Kurtz, et voilà Eleanor embarquée dans un cauchemar qui ravage leur mariage, sous le regard de leurs trois enfants, Gio, Roman et Sofia, âgée de cinq ans. “Plusieurs fois, j’ai dit à Francis : Allez, abandonne, on rentre à la maison.” L’apocalypse prend alors un tout autre sens : “révélation d’un sens caché”. Une femme découvre enfin ce que vivre avec un génie veut dire. Ce journal, publié en 1979, est le témoignage d’une remarquable honnêteté. Un texte unique, fascinant, qui, à l’époque, ne fit pas très plaisir à Francis.

Extraits

Des hélicos à l’ouest

“La production loue les hélicoptères une fortune, et chaque jour, les Philippins envoient des pilotes différents qui ne comprennent pas les consignes ou qui n’étaient pas présents la veille pendant la répétition. Ils ne volent pas là où on leur demande de le faire et bousillent des milliers de dollars de prises. Lorsque les hélicoptères sont pilotés par des soldats sans expérience, cela se voit dans les séquences. Les pilotes de combat américains ne pilotaient pas ainsi. Nous sommes arrivés sur le plateau vers 10 heures et demie. On aurait dit qu’une vraie guerre faisait rage. […] Huit hélicoptères environ ont décrit des cercles avant d’atterrir au milieu des bombes éclairantes, des tirs de roquettes et des gerbes d’eau. […] Il y a tant d’explosions. Celles du lagon sont à moins de cent cinquante mètres de nous, lorsqu’elles ont lieu, la plage est secouée comme dans un tremblement de terre.”

“Connard”

“Je suis persuadée que Francis est un vrai visionnaire, pourtant l’angoisse me taraude. J’ai l’impression qu’il manque de discernement, cette capacité à faire la différence entre ce qui est de l’ordre de l’intuition et ce qui relève de la folie. J’ai très peur. […] J’ai envoyé un télex à Francis en lui disant que, puisque je l’aimais, j’allais lui dire ce que personne d’autre n’avait le courage de lui dire, à savoir qu’il était en train d’engendrer son propre Vietnam avec ses commandes d’entrecôtes, de vin et de climatiseurs, et de créer lui-même ce qu’il souhaitait dénoncer. J’ai ajouté qu’avec son équipe, ces centaines de personnes prêtes à répondre à chacune de ses exigences, il se transformait en Kurtz et allait trop loin. Je l’ai traité de connard. […] au moment même où il avait la sensation d’être au sommet de son art”.

Pétage de plombs

“Hier, Francis a tourné la scène dans la chambre d’hôtel. Il a laissé Marty boire, puisque le personnage est censé être très éméché. Ils savaient tous deux qu’ils prenaient un risque. Marty a commencé par jouer une version mutique de son personnage, en en faisant une sorte de saint aux accents christiques. Francis l’a dirigé en lui parlant, et il est devenu plus théâtral, Willard le comédien shakespearien. Francis a continué à lui parler, et il s’est mué en petit dur, en bagarreur des rues qui revient de loin, mais qui est malin, qui connaît le judo et qui a l’habitude de se battre. À ce moment-là, Francis lui a demandé de se regarder dans la glace, d’admirer ses beaux cheveux, sa bouche. Marty a alors commencé une scène incroyable. Il a décoché un coup de poing dans le miroir, peut-être sans le faire exprès. Peut-être a-t-il mal calculé son geste. Sa main s’est mise à saigner. Francis a dit qu’il avait envie de couper et d’appeler l’infirmière, mais Marty continuait de jouer la scène. Francis était tiraillé : il ne voulait pas passer pour un vampire qui suce le sang de Marty pour son film, mais ne voulait pas non plus arrêter de tourner quand Willard naissait sous ses yeux. Il n’a pas coupé le moteur.”

Brando dans ses oeuvres

“Il semblait m’examiner dans les moindres détails. Comme s’il remarquait les mouvements imperceptibles de mes sourcils, ou une couture inégale sur la boutonnière de la poche de mon chemisier, mais sans porter de jugement. Il était simplement absorbé à observer minutieusement. Plus tard, Francis m’a dit que c’est ce don d’observation qui fait de lui un si grand acteur. Il saisit un personnage et le développe jusque dans les plus petits détails.”

Bienvenue aux Philippines

“Les Ifugaos sont arrivés. Ils se sont installés pour vivre sur le plateau et vont faire de la figuration dans le film. Samedi dernier, ils ont fait un festin. […] À un moment donné, ils ne cessaient de répéter “Coppola, Coppola, Coppola”, encore et encore. Le chef m’a expliqué que le nom du propriétaire de la maison dans laquelle les chants ont lieu est toujours mentionné. […] Le chef m’a dit qu’ils allaient également tuer un buffle pour le festin ; j’ai donc décidé de retourner à la maison demander à Francis s’il voulait venir pour y assister. Lorsque je suis arrivée, Francis était dans sa chambre en train d’essayer d’écrire. La clim marchait à fond et la machine à écrire électrique vrombissait, mais il était allongé sur le canapé, crispé et misérable. Il m’a accompagnée sur le plateau. Le buffle était attaché à un arbre. Deux prêtres sont sortis de sous la maison et ont commencé à chanter à une dizaine de mètres du buffle. Je m’affairais avec mon appareil photo, essayant de cadrer Francis, les prêtres et le buffle ensemble. Soudain j’ai entendu un bruit derrière moi, et quatre hommes armés de machettes ont couru jusqu’au buffle et ont commencé à le frapper. C’était un grand animal et en moins de trois minutes il était à terre, mort et lacéré. Ils ont donné la queue aux enfants qui assistaient à la scène, et ont retiré les entrailles. Un homme a vidé le sang de la carcasse en le transvasant dans un seau en plastique jaune. La bête a été coupée en quartiers et emportée à l’ombre sous la maison. Les enfants avaient pris la tête et enfonçaient leurs doigts dans la trachée pour jouer avec.”

Apocalypse Now, Journal traduit par Philippe Aronson (Sonatine, 260 p., 18 euros). Parution le 6 octobre. Le 2 novembre, Pathé sort un coffret en édition limitée regroupant le livre, le film dans ses deux versions, des bonus et le documentaire d’Eleanor Coppola 49,99 euros).

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