JE SUIS DE LA GÉNÉRATION DE LA LIBERTÉ D’EXPRESSION

Autre
Par Autre 15 Fév 2013 17:30

Montréal, le 9 février 2013

Je suis de la génération post-duvaliériste (entendez par là tous les jeunes de moins 15 ans en 1986 selon ma définition, il en existe d’autres). Ma famille immédiate n’a pas été victime directement du régime duvaliériste. J’ai appris à Montréal qu’une famille Barreau se compte parmi les victimes directes des macoutes sous Duvalier. Des macoutes voisins qui voyaient d’un mauvais œil que trois jeunes adolescents bien éduqués, se cultivaient et animaient leur quartier- deux à l’université (faculté de médecine et une autre), le troisième préférant un métier. Fierté de leurs parents, ces jeunes étaient actifs et se réunissaient avec d’autres jeunes pour discuter de la réalité du pays, ce qui irritait au plus haut point les voisins macoutes de surcroît ignorants.

Le troisième jeune Barreau fréquentait à ce qu’il paraît un groupe plus politique et était obligé de se faire le plus discret possible. Alors, ces voisins ont décidé que le troisième frère ne pouvait être que communiste, c’est l’étiquette qu’on collait aux gens qu’on voulait éliminer- les grandes puissances voisines n’étant pas contre l’élimination de communistes. Un beau matin, quand ils étaient sûrs que tous les jeunes hommes se trouvaient à la maison, ces voisins débarquèrent, amenant d’autres collègues avec eux, puis repartirent avec les trois frères. Il y avait un quatrième fils à la maison jugé trop jeune pour représenter une nuisance ou menace car il avait moins de dix ans. Les jeunes soeurs, jolies, furent épargnées car un macoute avait des vues sur l’une d’entre elles, voyant en elle une future compagne. Les trois frères ont été exécutés non loin de chez eux et les corps jetés dans une ravine, au vu et au su de tout le quartier. La mère devint folle. Le reste de la famille a dû s’exiler et vit depuis dans les Antilles pas loin d’Haïti. Ce n’est pas le début d’un roman de Dany Laferrière, c’est l’histoire vécue par de vrais gens.

Ici à Montréal, des victimes de Duvalier ne manquent pas. Un jeune frère d’un médecin d’origine haïtienne très réputé, honoré à plusieurs reprises au Canada et dans d’autres pays, fut enlevé dès sa descente d’avion à Port-au-Prince puis assassiné par les hommes de main de Duvalier. Il rentrait au pays passer des vacances. Son seul tort fut d’être un étudiant haïtien à l’étranger. Et oui, quand on n’était pas boursier du régime duvaliériste et qu’on étudiait à l’étranger, surtout à Montréal et à Paris, on était suspect automatiquement. Des étudiants boursiers de Duvalier étaient envoyés en éclaireurs afin d’identifier les opposants parmi les étudiants et enseignants d’origine haïtienne. Ces derniers étaient fichés et attendus à l’aéroport s’ils osaient mettre les pieds en Haïti. C’est ainsi que de nombreux jeunes ont été contraints à l’exil après leurs études. Un retour au pays signifiait inévitablement leur mise à mort, le même sort qu’a connu ce jeune frère d’un très grand médecin d’origine haïtienne.

Les histoires particulières de ces innombrables familles haïtiennes victimes des Duvalier père et fils, représentent les points d’une seule droite du règne duvaliériste. Une droite criminelle, finie dans l’espace temps (pas si certaine) mais infinie dans l’espace des souffrances.

Je suis de la génération post-Duvalier, de cette génération qui a appris à aimer Haïti après 1986 parce qu’avant il fallait faire attention, ne pas éveiller les soupçons des voisins, se taire tout le temps, parce que même les enfants étaient décryptés, surveillés. Et bien oui, une parole innocente d’un enfant pouvait signifier l’arrêt de mort de toute une famille. Et bien oui, parce que nous étions dans ma famille contre toutes les injustices et les crimes commis par les macoutes. Parce que mon paternel défia quelques macoutes, avec pour seule arme son verbe, et faillit y laisser sa peau. Mon père, comme tant d’autres, avait refusé le chemin de l’exil et en même temps le silence obligatoire imposé par les sbires du régime duvaliériste.

Je suis de cette génération qui dansât sur les nouvelles chansons de changement et de liberté par les jeunes talents haïtiens qui s’exprimèrent enfin et peut-être pour la première fois. Ces chansons d’une nouvelle Haïti post-dictature ont marqué durablement mon imaginaire d’enfant, m’ont apporté une joie profonde car la peur avait disparu subitement. Ces chansons révolutionnaires pour l’époque transmettaient un rêve d’un autre pays, un rêve qui était accessible à la compréhension de l’enfant que j’étais, un rêve qui depuis est devenu aussi le mien.

À ceux qui veulent simplifier les choses à l’extrême en répétant que le pays était économiquement en meilleure position sous Duvalier, je leur répondrai : les choses ne se sont pas détériorées dans l’Haïti post-Duvalier parce que l’on aurait abandonné les bonnes politiques sociales, économiques et environnementales adoptées par les Duvalier. Du point de vue historique, cet état actuel des choses s’explique en grande partie du fait que le pays soit resté sur le même sentier de régression hérité des Duvalier. Ce sentier du sous-développement sur lequel se retrouve Haïti est tracé par le régime des Duvalier lui-même et ceci peut être démontré avec certitude par les économistes de métier. Ce sentier à pente négative n’a connu jusqu’à présent aucune rupture de tendance. Une des caractéristiques des sentiers à pente négative dans le cadran du sous-développement est que si l’on prend un point antérieur, on obtiendra une meilleure situation ou position même en traînant un solde négatif. -10 sera préféré à -20, même si ce sont deux nombres négatifs. Ce n’est pas étonnant que la perception simpliste des choses présente le pays comme ayant eu une solide situation économique sous Duvalier. Une illustration concrète est l’état de notre environnement : si on continue à déboiser sans planter, c’est normal qu’il y ait moins d’arbres dans 1 an comparativement à aujourd’hui. En bref on a gardé les mêmes pratiques duvaliéristes.

Maintenant, on tente de montrer un visage humain de Jean-Claude Duvalier – l’œuvre de certains de ses partisans ou ceux qui n’ont pas eu à s’inquiéter du régime ou ceux qui ont su tirer profit du système, peu importe le système, les acteurs étant interchangeables. Il était humain pour tous ses partisans, tous ceux qui commettaient les crimes en son nom; ceux qui justifiaient les crimes commis au nom de son régime; pour ceux qui luttaient afin de garder leurs privilèges. Le tyran Hitler, responsable de l’extermination d’environ 6 millions Juifs, était aussi humain vu sous cet angle; Hitler était vénéré et aimé des Nazis, ses partisans et proches. Les criminels qu’on condamne et emprisonne, sont aussi des humains; ces criminels peuvent avoir une famille, des enfants, des amis, des parents qu’ils chérissent. Même les pires psychopathes, sociopathes, sont des humains. Toute société normale a compris qu’il faut condamner et punir le crime. Un homme criminel doit être jugé pour ses crimes.

Maintenant, Jean-Claude Duvalier serait une victime. Vraiment ? Victime d’avoir eu trop de pouvoir ? D’avoir joué avec la vie des gens ? D’avoir assisté personnellement à l’exécution de ses opposants ? D’avoir ordonné l’exécution de ses opposants ? D’avoir utilisé l’argent du pays pour assouvir ses fantasmes ? D’avoir dilapidé les caisses de l’État ? D’avoir perpétué un régime sanguinaire qui semait la désolation dans les familles haïtiennes?

Et bien oui, selon ses partisans, Jean-Claude Duvalier était à son insu le symbole d’un régime criminel décidé par son père; il s’était révolté contre le régime barbare du père; il avait rejoint les rangs des milliers d’opposants qui réclamaient la liberté et la justice; il avait une conscience qui lui dictait de ne pas continuer l’œuvre de destruction de son père. Et bien oui, selon ses partisans, Jean-Claude Duvalier avait refusé la présidence à vie, encouragé la liberté de la presse et les citoyens à participer à des élections libres, puni les criminels macoutes qui semaient le deuil dans la population, mis fin à l’impunité dont jouissaient tous les criminels. Et bien non, toujours selon ses partisans, Jean-Claude Duvalier n’avait aucun projet de se couronner empereur afin de justifier le passage héréditaire du pouvoir en Haïti. Selon ses partisans, Jean Claude Duvalier serait même le nouveau modèle de la jeunesse haïtienne. Héroïque, valeureux, il s’est sacrifié pour ce pays en acceptant malgré lui de jouer le rôle que son père avait taillé sur mesure pour lui. Jean Claude Duvalier n’aimait pas voir son père appuyer personnellement sur la gâchette et exécuter des farouches opposants. Oh cet enfant perturbé très tôt par son père, maudit soit son père. Oh cet enfant qui s’est imposé tant de sacrifices pour son pays, tout en subissant la malédiction de son père. Il a tenu tête aux macoutes et proches qui voulaient continuer avec le système de répression instauré par son père. Que d’actes héroïques n’a-t-il pas commis ? N’est-ce pas ? C’est le roi de la résistance haïtienne à la barbarie duvaliériste …

Jean-Claude Duvalier serait victime de notre ingratitude, il avait tant fait pour Haïti. Nous devrions lui être si reconnaissants.

Alors, je terminerai avec les mots du père, François Duvalier, les mots que comprennent les partisans duvaliéristes puisqu’ils ne pourront jamais comprendre le mot justice. “Cette reconnaissance demandée par les partisans de Jean-Claude Duvalier ne peut être que lâcheté de la part de la population haïtienne”. Jean-Claude Duvalier ne mérite en rien notre gratitude, ce qu’il mérite à juste titre est plutôt notre courroux. Il faut juger Jean-Claude Duvalier pour tous les crimes commis par son régime et au nom de son régime.

Si on refuse de juger Duvalier, on ne sait pas pour combien de temps encore le pays restera enfermé dans cet abîme, prisonnier de cette noirceur. Parce que rien ni personne ne pourra empêcher que le pays ré-expérimente un autre régime totalitaire dans le futur. Et ce sera même la voie la plus sure vers un autre régime dictatorial. La société haïtienne doit faire un choix crucial, et suivant ce choix le pays se retrouvera vers le chemin lumineux de la démocratie ou vers le chemin ténébreux de la dictature.

Est-ce qu’il peut y avoir une autre dictature sanglante en Haïti ? À cette question, la réponse est oui en fonction du choix que fait aujourd’hui la société haïtienne. C’est à nous de choisir…

Je suis de la génération de la liberté d’expression. Et je m’exprime sans détour, sans langue de bois, simplement en tant que citoyenne.

*Junia BARREAU est détentrice d’une maîtrise en gestion des PME et de leur environnement. Elle poursuit des études supérieures en sciences économiques à l’Université du Québec à Montréal.

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