Dans le ciel bleu parsemé de quelques cumulus, un gros frelon grandit très vite et contourne le bateau par l’arrière avant de se poser, dans une manoeuvre admirable de précision, sur le deuxième héliport, celui des invités, malgré les presque 20 noeuds de croisière affichés par le grand yacht. Ah, voilà l’ami Arno et sa toujours délicieuse Opale qui nous rejoignent plus tôt que prévu. Il n’a pu attendre notre arrivée à Marigot et vient d’un coup de pale nous rejoindre depuis Juliana. Caprice de milliardaire juste descendu de son Airbus privé….
Congratulations, embrassades, et quelques minutes après nous sommes tous accoudés au précieux teck vernis du bastingage, un verre frais à la main, contemplant les Terres-Basses qui défilent rapidement, dévoilant une à une des propriétés plus somptueuses les unes que les autres où nombre de nos amis nous attendent les prochains jours. L’île a bien changé depuis qu’il y a douze ans je l’ai quittée, écoeuré par l’incompétence absolue de ses dirigeants d’alors. La partie hollandaise est toujours autant anarchique avec une urbanisation sans réelle organisation, désinvolte dans ses dissonances entre d’énormes immeubles écrasant d’autres plus anciens, plus bas, sans style. Mais le côté français a su profiter, semble-t-il, d’un plan plus élaboré. Alors qu’on distingue bien les maisons montant à l’assaut des mornes du côté hollandais, la partie française semble toujours très verte, sauf sur un morne lointain qui paraît couvert d’habitations à son sommet: sans doute le fameux village écologique dont tout le monde me parle.
On blague, on rigole, on se fait les derniers potins de Paris ou de Shenzhen, les femmes se sont déjà éclipsées pour adopter une tenue plus conforme à notre arrivée et, sans doute pour les personnalités qui nous attendent. Avec affabilité et sans ostentation, le capitaine vient nous annoncer notre arrivée pour dans quelque vingt minutes. A cause de notre taille, nous aurons droit au quai d’honneur devant l’hôtel de la Collectivité, juste au pied de l’immense tour Soualiga (surnommée la Bluff Tour tant elle est impressionnante du haut de ses 90m) qui, telle un phare, signale de très loin l’entrée dans la baie. Bien avant la pointe du Bluff, déjà nous la voyons dépasser les constructions de la Nouvelle Créole dont la tour, qui avait résisté à Luis, semble écrasée malgré la distance entre les deux. J’en avais entendu parler, et pas en bien, à l’époque de sa conception où elle avait fait couler beaucoup d’encre. Mais il est vrai que maintenant que la baie s’ouvre et qu’on la découvre, on ne peut qu’admirer cet immeuble élancé, élégant, imposant sans être écrasant pour le reste de Marigot toujours tapie derrière son ombre. Indiscutablement une réussite de mon ami l’architecte et urbaniste Li Yu à qui j’avais proposé de s’intéresser à l’appel à projets. L’idée d’un immeuble de prestige, à énergie positive, mêlant hôtellerie, centre de congrès, casino à la française, bureaux et appartements de grand standing dans un trou perdu des Caraïbes lui avait paru une telle incongruité qu’il en avait d’abord ri, avant d’être séduit par le charme indéfinissable qui émanait de cette petite bourgade endormie, mais que son génie visionnaire imaginait déjà comme la perle des Caraïbes. Le résultat est surprenant. Je ne l’avais jamais vue qu’en photo, et encore, virtuelle, mais ce n’était qu’une pâle représentation de sa majesté. Pari fou, mais pari réussi….
Les mondanités terminées, la nuit déjà bien avancée, nous goûtons la fraîcheur du soir en contemplant, depuis la terrasse du restaurant sommital de la tour Soualiga, l’immense panorama lumineux qui s’ouvre devant nous. Entre les éclairages publics, ceux savamment distillés par la tour, ceux majestueux de l’Hôtel de la Collectivité, les murs du vieux Fort Louis, les concours d’éclairage de maisons, traditionnels en fin d’année, c’est une féerie multicolore de laquelle s’élève un joyeux brouhaha, mélange du bruit de la foule qui se presse encore nombreuse sur les quais, au-delà de la grille d’enceinte du port, mais aussi des dizaines de bistrots et de restaurants qui parsèment le Front de Mer. Dans quelques jours, ce sera Noël et, contrairement à ce qui se faisait il y a quelques années encore, nous ne bougerons sans doute pas pour aller à Gustavia, mais resterons ici pour goûter aux joies des retrouvailles avec nos amis dispersés un peu partout sur les dizaines et les dizaines de grands yachts, tous plus illuminés et rutilants les uns que les autres, soigneusement alignés le long des quais de la Bluff Bay Marina (anciennement Fort Louis).
A la sortie vers Bellevue, c’est la grande découverte. Passée la côte, la longue ligne droite, que j’ai connue bordée de végétation, est maintenant complètement construite. Sur la droite, une importante zone commerciale, largement ouverte et bien arborée, me semble aller jusqu’au lagon, mais un petit tour dans les allées me montrera qu’il n’en est rien. En fait, plusieurs chantiers navals bordent le lagon et l’on aperçoit la digue pont qui coupe depuis Sandy Ground. Des dizaines de bateaux sont sur les terre-pleins soigneusement bétonnés, mais d’autres attendent encore sagement à quai. On a dû creuser, car avant il n’y avait pas d’eau à cet endroit. Mais c’est au retour sur la grand route, maintenant à deux fois deux voies (une lente et une rapide de chaque côté pour ne pas être ralenti par ceux qui quittent la route) que nous découvrons que toute la cuvette vers les collines est occupée par ce qui semble être un parc d’attractions, mais qui après vérification est un éco-musée, si j’en juge par le panneau à l’entrée vantant boucaniers, pirates et autre indiens Arawaks. Un aquarium géant fait aussi partie du site. A la frontière, ne tenant pas vraiment à aller en partie hollandaise, nous prenons le rond point à l’arrivée de la route de l’aéroport (avec le pont tournant) et contournons la cuvette d’où nous découvrons, noyées dans la végétation, toutes les constructions de l’éco-musée où se presse déjà une foule nombreuse parmi les différentes attractions, entre cabanes de pirates ou de boucaniers et huttes d’indiens Arawaks sans doute attaqués par de vilains indiens Caraïbes lors de scènes reconstituées. Sans arrêt, on voit des bus provenant de la partie hollandaise se ranger méthodiquement sur le parking et déverser leur cargaison avide de sensations puisqu’une grande roue, un toboggan géant et un circuit de montagnes russes agrémentent aussi l’endroit, et sans doute bien d’autres curiosités.
La route serpente à flanc de collines parmi les arbres que je ne soupçonnais pas si grands et qui dévoilent régulièrement de beaux panoramas sur la baie. Par un petit col au-dessus de Bellevue, nous débouchons dans la cuvette de Marigot. La ville s’est bien étendue, montant à l’assaut des collines alentour. Le large ruban d’asphalte nous mène autour de la ville qu’elle contourne sans s’aventurer vers le col du Mont des Accords, alors que j’avais toujours pensé qu’ils finiraient par y faire une route. C’est tout à l’arrière de Spring, sur les hauteurs, qu’un grand rond point, en bordure du parking des cars pour le téléphérique du Pic Paradis, nous oriente soit vers le tunnel routier qui va à Quartier, soit vers la route des crêtes autrement plus agréable, mais évidemment moins fonctionnelle. Mais il fait si beau que nous choisissons cette dernière. La route décrit de beaux lacets et, petit à petit, se rapproche des sommets tandis qu’un quartier de belles villas noyées dans les bougainvillées, les manguiers, les tamarins et les flamboyants irradie de lumière. Un nouveau rond point se présente avec l’indication, cette fois, de Grand Case II. Je ne fais pas tout de suite le lien avant de comprendre qu’il s’agit de ce fameux village écologique. Nous décidons d’aller y jeter un oeil. Arno, toujours attentif aux opportunités d’investissements autant qu’à de nouvelles choses, m’y encourage. La route se faufile autour du village de Colombier qui a gardé, malgré la chaussée qui le surplombe, son aspect paisible, authentique et champêtre, puis nous passons sous le Pic Paradis. Et enfin, nous sautons une petite crête au-dessus du lotissement Savannah pour atteindre un nouveau rond-point. Décidément, ils sont atteints de la même maladie qu’en France! Il est vrai que cela se justifie et nous l’empruntons pour gagner le parking. Bien que notre voiture soit électrique, nous ne pouvons monter au village où ne sont autorisés que les résidents (et encore, pas tous, une voiture par maison, pour autant qu’elle dispose d’un parking privé ou un garage) et les livreurs. Une navette, par contre, nous y amène, franchissant une belle porte fortifiée à la mode médiévale, revue antillaise.
Dans les rues, nous croisons de nombreux groupes, chinois, japonais, américains, français aussi (quand même) ou européens, chercheurs, architectes, urbanistes, économistes, industriels, tous sont pilotés par des guides locaux, avenants et multilingues, qui dressent le portrait de ce village du 22ème siècle. Tous se pressent dans un joyeux brouhaha. Les habitants, eux, habitués à ce flot continu de visiteurs toute l’année, n’y font même plus attention et vaquent à leurs occupations. Beaucoup sont artistes, d’autres sont des retraités, mais on trouve aussi de nombreux cadres de Saint Martin ou des chefs d’entreprises, des jeunes de partout attirés par ce symbole d’un autre monde possible, mêlés à une population d’apparence plus modeste. Nous avons même croisé le Préfet, aperçu hier à notre arrivée, et qui nous avoue sereinement habiter un logement de fonction ici.
Nous achevons notre visite en découvrant une belle route, un peu pentue, mais bordée de cocotiers élancés, qui plonge vers un hôtel cinq étoiles qui surplombe Grand Case, un peu en contrebas du sommet du morne. On y voit une belle piscine et un original téléphérique qui relie directement l’hôtel à la plage, par dessus la route et les maisons. Plage d’ailleurs largement plus étendue qu’il y a quelques années, sans doute engraissée artificiellement. Un quai s’élance tout droit dans la mer auquel sont accostés une dizaine de mégayachts.
L’après midi commençant à toucher à sa fin, nous en profitons pour faire un dernier petit saut jusqu’à Oyster Pond où nous prenons un verre sur les pontons au resto du Captain Oliver. Ici, rien n’a vraiment changé. Quelques maisons en plus, mais toujours la même tranquillité. Nous apprenons au moment de payer, en euros, chose surprenante puisque avant c’était systématiquement en dollars, que le vieux contentieux territorial est enfin résolu et la marina est maintenant bien en partie française. Les hollandais se sont enfin résolus à ratifier la convention de Montego Bay qui rejoint maintenant la vérité historique du partage des eaux tel que l’avait voulu le Traité de Concordia. Ce qui n’est que la simple logique.
A ce moment, un violent coup de tonnerre ébranle l’air et me réveille brutalement. Mince, cela n’a pas dû tomber très loin. Je jette un oeil dehors pour constater qu’une fois de plus la centrale électrique a sauté. Marigot est dans le noir. Où est passée la féerie dont il y a encore une minute….. je rêvais….. Mais pourquoi diable n’était-ce qu’un rêve?
Yves KINARD
Saint Martin, le 22 décembre 2025