Saint-Martin : selon l’histoire, la guerre du BTP n’aura pas lieu

Igor Rembotte
Par Igor Rembotte 18 Sep 2013 13:21

Saint-Martin : selon l’histoire, la guerre du BTP n’aura pas lieu

180913-ChirurgienFacebook regorge décidément de perles en tous genres. En la matière, Christophe Henocq, sans doute l’un des plus au fait des réalités de l’histoire Saint-Martinoise, et par ailleurs Conseiller Territorial, s’est fendu d’un post tout à fait croustillant et dont la légèreté nous invite à partager le contenu en cette période de forte tension.

Ce post est passablement d’actualité puisqu’il évoque les relations Franco-Hollandaise d’antan, jolie parabole à notre guerre du béton et aux mouvements sociaux aux développements potentiellement durs.

Les références historiques sont incertaines, mais l’anecdote est sympathique et l’histoire éclairante.


“Le Magasin Pittoresque”, publié sous la direction d’Edouard Chardon en 1844, extrait :

LE CHIRURGIEN DE SAINT-MARTIN – Anecdote

Il existe près de la Guadeloupe, une petite île nommée Saint-Martin, où le Hollandais et les Français s’établirent, en même temps, vers 1648. Les premiers occupaient la partie méridionale, moins montueuse, mais plus stérile ; les seconds la partie septentrionale, pleine d’étroites vallées et de plateaux étagés où réussissaient toutes les plantations.

Par suite de ce partage, nos colons s’occupèrent de la culture des terres, tandis que leurs voisins se livrèrent exclusivement à la fabrication de chaussures. Hommes, femmes, enfants, blancs, nègres et quarterons, tous, dans le quartier hollandais, coupaient le cuir, ou le battaient, ou le cousaient. Aussi parlait-on des souliers de Saint-Martin, comme du lard de la Rochelle, de la poudre de Cherbourg, du bœuf salé d’Irlande, des eaux-de-vie de Nantes et de Cognac. Saint-Martin chaussait tous les pieds susceptibles de chaussures, depuis le dixième degré de latitude jusqu’au trentième.

Quand au quartier français, il cultivait le manioc, le tabac, le café, qu’il échangeait contre les produits d’Europe.

Des deux côtés, du reste, on vivait en bons voisins. On se visitait dans la joie, on se secourait dans la nécessité. L’un partageait son tabac et sa gaieté, l’autre sa bière et ses bons conseils. On n’avait rien à s’envier, partant rien à se reprocher. Les guerres qui avaient bouleversé l’Europe et désolé nos colonies n’avaient, elles-même, rien changé à cet état de choses. Sûr que le mal qu’ils se feraient les uns aux autres ne pourrait devenir un bien pour leurs mères-patries, les Hollandais et les Français avaient continué à vivre fraternellement sous leurs pavillons respectifs. Les deux races restaient distinctes, mais amies.

Grâce à ce bon accord, la population ne tarda pas à s’accroître, l’abondance à s’étendre. Les cordonniers eurent des barques pour aller vendre leurs chaussures dans les îles voisines, les planteurs achetèrent des mulets pour transporter leur tabac et leur café à la baie d’embarquement. On substitua la vaisselle aux calebasses, le vin de Bordeaux à l’ouïcou. Des Hollandaises étaient allées au prêche en robes de Florence, le Françaises voulurent aller à la messe en robes de gros de Tours ! Ce fut la fin du bon voisinage. Tant qu’on avait été faible et pauvre, on s’était prêté secours ; fort et riche, on commence à se jalouser. Chaque petite vanité grossit comme la Grenouille de la Fable, pour devenir orgueil national. Jusqu’alors on avait été que planteurs et cordonniers, on devient Français et Hollandais !

Tout marchait encore pourtant. Les limites des quartiers étaient bien établies, les industries différentes ; les deux peuplicules pouvaient se bouder sans danger pour la paix. Mais l’arrivée d’un officier envoyé par le gouvernement de la Guadeloupe changea tout-à-coup cette situation.

Il venait annoncer la déclaration de guerre entre les deux couronnes !

A cette nouvelle, Hollandais et Français s’assemblent : les plus notables habitants forment conseil. Le premier cri de tous, est un cri d’affliction. La guerre ! Pourquoi la guerre ?

– C’est l’ambition de la France qui est en cause, observe un colon méridional.

– C’est la mauvaise foi de la Hollande, répond un colon du nord.

– La France voudrait dominer l’Europe;

– La Hollande voudrait dominer les mers.

– Mais on la murera derrière ses frontières.

– On la noyera dans ses marais.

– A bas la France à

– A bas la Hollande !

Les plus sages voulurent en vain s’entremettre ; l’élan était donné ; toutes les petites animosités contenues, tous les intérêts froissés s’insurgèrent. On avait commencé par demander pourquoi la guerre ; on finit par demander pourquoi la paix. N’était-il pas honteux, en effet, pour les colons de Saint-Martin, de demeurer en repos alors qu’on se battait partout ! N’avaient-ils pas les mêmes droits que ceux de la Martinique, de la Guadeloupe et de Cayenne, à leur part de gloire militaire ? Après tout, Saint-Martin valait bien la peine d’être disputée ! Saint-Martin ne manquait ne de gens de cœur, ni de bons fusils ; on pouvait s’entre-tuer à Saint-Martin aussi convenablement qu’en aucun lieu du monde !

Et pendant que l’orgueil national disait ces choses tout haut, l’intérêt personnel ajoutait tout bas, que le peuple victorieux possèderait l’île entière et s’enrichirait des dépouilles de l’autre : c’était une succession en perspectives ; il s’agissait seulement de l’ouvrir, comme disent les gens de loi, c’est à dire de se débarasser des co-propriétaires.

Cette réflexion enflamma tellement le courage des deux peuples qu’il fut résolu, presque d’une voix, que le Nord et le Midi combattraient chacun pour sa patrie. Les hostilités devaient commencer dans trois jours.

Provisoirement, comme la réunion avait eu lieu sur le territoire de nos colons, ceux-ci voulurent remplir leurs devoirs d’hospitalité. La politesse française exigeait que l’on régal^t ses voisins avant de les exterminer. Il y eut donc grand galas et réjouissances publiques. Jamais on n’avait été si aimable des deux côtés. On se témoignait les égards de voisins qui vont enfin se débarrasser l’un de l’autre. Chaque Hollandais inventoriait de l’œil la plantation de son amphytrion, chaque français demandait à son hôte le chemin de sa demeure. On peut dit des créanciers qui préparaient une saisie pour le lendemain.

Cependant, avant de se quitter, il y eut réunion sur la place du village. Hollandais et Français voulaient frayer ensemble une dernière fois.

Or, parmi ces derniers, se trouvait un colon nommé Perrot, homme d’esprit et d’industrie, qui, après avoir été garçon herboriste, infirmier d’hospice, préparateur de squelettes, s’était engagé pour les colonies comme chirurgien et avait fini par s’établir à Saint-Martin, où il avait joint à sa profession celle de fabricant de chaussures et de planteurs. Tout le monde aimait Perrot, parce qu’il ne froissait jamais personne ; gai, serviable, actif, il faisait son chemin dans la foule en rentrant ses coudes ; c’était une de ces nature, pour ainsi dire fluides, qui profitent, comme l’eau, des plus petites fentes, et qui passent partout sans rien déranger.

Voyant ces esprits s’enflammer pour la guerre, il s’était abstenu de toute contradiction et avait suivi le courant général. Mais lorsque les Hollandais et les Français se trouvèrent réunis, il commença à aller de l’un à l’autre, engageant ceux-ci à lui acheter ses terres ; proposant à ceux-là son fonds de cordonnier. Il y eut quelque surprise des deux côtés, car on savait Perrot incapable de rien faire sans une bonne raison. Il offrait d’ailleurs le tout à si bon marché que les acheteurs s’effrayaient, et, plus ils s’effrayaient, plus le chirurgien baissait son prix. On se mit en conséquence à s’interroger réciproquement, et, comme il avait fait des confidences dans les deux camps, il y eut, des deux côtés, des indiscrétions.
– Vous ne savez point pourquoi Perrot veut vous vendre son commerce de souliers ? dirent les Français aux Hollandais ; c’est à cause de la guerre. Il a fait, voyez-vous, ses réflexions. Si vous nous chassez de Saint-Martin, il ne peut manquer de perdre sa boutique; si vous êtes chassés, au contraire, nous trouverons chez vous plus de souliers que nous n’en pourrons user de longtemps : enfin, si les chances se balancent, il restera d’autant moins de personnes à chausser qu’il y aura plus de morts. De toute manière, les cordonniers doivent donc s’attendre à être ruinés ; et voilà pourquoi Perrot, en homme prudent, préfère se livrer à la chirurgie, qui doit devenir pour lui une mine d’or.

– Alors, vous devez également comprendre pourquoi il veut vous vendre sa plantation, répliquèrent les Hollandais ; c’est à cause de la guerre. Il sait, en fret, que si nous vous chassons de Saint-Martin, il la perdra, et que si vous nous chassez au contraire, votre territoire se trouvera augmenté de moitié et le prix des étages (1) diminué à proportion. Enfin, si les hostilités continuent sans résultat décisif, vos récoltes seront ravagées et les terres remises en friche. de toute manière, les planteurs doivent donc s’attendre à être ruinés, et les chirurgiens feront seuls leurs affaires.

La double raison qu’avait Perrot de tout vendre fut redite de proche en proche, examinée, commentée, et chacun y trouva un sujet de méditation.

Ce qui était vrai pour sa boutique de cordonnier et pour son étage de planteur était vrai pour tous les cordonniers et tous les planteurs, c’est à dire pour tout le monde ! Si la guerre devait ruiner ces deux industries, qu’allaient devenir ceux qui en vivaient ?

Les Hollandais furent les premiers à être frappés de cette réflexion ; car on sait que ce peuple a reçu de la nature, comme le Caboche des Contes de Fées, sa part d’imagination en sens commun. Ils commencèrent à observer, à demi voix, que si la résolution de Perrot était sage, il était à craindre que la leur ne fut folle. Les Français ne dirent point le contraire. Ils ajoutèrent que Saint-Martin n’avait point été colonisé pour faire la fortune d’un chirurgien ; et nos compatriotes en tombèrent d’accord ; enfin, ils reprirent, en regardant malignement ceux-ci, que l’on ne vendait de coton, de blé et de tabac qu’aux vivants, ce à quoi les planteurs répondirent, non moins malicieusement, qu’on ne fournissait guère de chaussures aux morts !

Arrivés là, les esprits ne pouvaient tarder à se rapprocher. L’exaltation humaine ressemble toujours aux charriots des Montagnes Russes : quand elle a remonté au sommet par une des pentes, il faut qu’elle descende par la pente contraire. la progression croissante d’enthousiasme guerrier avait atteint son dernier terme, la progression décroissante devait commencer. Après avoir porté son encouragement, chacun apporta son objection. Pourquoi sacrifier les avantages éprouvés de la paix aux avantages incertains d’une guerre ? Quelle influence pouvaient avoir les combats livrés à Saint-Martin sur le sort de la Hollande ou de la France ? Quand les grands et les forts décidaient sans la querelle, à quoi bon se déchirer entre faibles et petits ?

Puis, comme on voulait trouver un emploi à ce qui restait de mauvaise humeur, on la tourna contre Perrot. Il avait tout à gagner à la guerre, lui ; il la désirait sans doute ; il ne songeait qu’à son intérêt privé ! Mais Français et Hollandais tromperaient son égoïsme ; ils continueraient à vivre en aussi bonne intelligence que jamais, et, pour se le prouver, on rédigea, séance tenante, un traité de neutralité !

Perrot laissa tout faire, sans dire un mot, jusqu’à ce que l’acte eut été signé par les principaux habitants des deux nations. Se découvrant alors :
– Dieu soit béni ! dit-il, avec une expression de joie sincère, mon espoir s’est réalisé. ce que vous venez de faire, je vous y eusse vainement engagés, car la plupart des hommes n’ont de foi qu’en eux-mêmes. Aussi ne faut-il pas conseiller les bonnes résolutions, il faut les faire naître. Puissiez- vous seulement vous souvenir de ce qui s’est passé aujourd’hui et en profiter pour l’avenir.
Le voeu de Perrot a été accompli. La neutralité jurée entre les deux populations de Saint-Martin s’est continuée et aujourd’hui encore, toutes deux vivent l’une près de l’autre sans haine et sans jalousie (2).

(1) On donnait ce nom à la portion de tarde primitivement accordée à chaque colon
(2) Les français occupent les deux tiers environ de l’île de Saint-Martin


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