Justice. La Loi permet-elle à Saint-Martin d’être élu et innocent ?

Igor Rembotte
Par Igor Rembotte 21 Nov 2013 17:39

Justice. La Loi permet-elle à Saint-Martin d’être élu et innocent ?

211113-duretCe jeudi 21 novembre 2013, dans l’enceinte du Tribunal Correctionnel de Basse-Terre en audience foraine à Saint-Martin, au delà des affaires courantes, les magistrats avaient à se prononcer autour du cas de René-Jean Duret, élu de la collectivité et par ailleurs salarié de la SEMSAMAR dont la collectivité est le principal actionnaire.

Le décor…

René-Jean Duret est apparu très calme à l’audience, encadré par Maîtres Boquet, Dufetel et Le Borgne et soutenu dans la salle par la Présidente Aline Hanson, l’ex-Président Alain Richardson et le Vice Président Guillaume Arnell. Face à eux, le président du tribunal Gérard Egron-Reverseau, ses assesseurs et le vice-procureur Flavien Noailles pour le Ministère public.

Le cadre étant maintenant planté, c’est bien le “show” du théâtral Maître Le Borgne qui était attendu de tous tant on se souvient de sa plaidoirie dans le cadre de l’affaire des AOT Luftman/Bikini/Kontiki/Arnell/Carti & Co.

L’environnement…

Sur le papier et dans la tête d’une part de l’opinion publique en raison notamment des efforts des médias, René-Jean Duret est un homme suspect. Pensez-vous, ingénieur en fonction à la Semsamar et élu de la Collectivité qui en détient la majorité des parts… Forcément, c’est que quelque part cet homme discret, mais qui pour autant ne se tait pas, doit en croquer… Il faut dire que Saint-Martin a pu par le passé accueillir son lot d’aberrations et de mélange de genres en la matière.

C’est donc sur cette base que René-Jean Duret se trouve devant le tribunal, suspecté de prise illégale d’intérêt notamment autour de deux marchés publics que sont ceux des travaux de la rue de Hollande et de la construction de la médiathèque ainsi que d’un éventuel positionnement en tant qu’élu dans le cadre des orientations décidées en conseil territorial autour de la SEMSAMAR (augmentation de capital).

Si l’on veut jouer l’absence de langue de bois, les commérages et autres cancans ne donnaient pas cher de la peau de l’ingénieur et sonnaient déjà le glas de sa carrière politique.

Et c’est là que Maître Le Borgne déploie à la fois sa haute taille, son sens du verbe et sa compétence en face du tribunal…

L’avocat ne passera que peu de temps sur le fond de l’affaire, rappelant simplement que les deux marchés publics en question étaient signés avant que Monsieur Duret ne soit élu et qu’il semble coutumier qu’à Saint-Martin l’on bâtisse “des délits sur des têtes d’épingles”.

L’axe retenu par l’avocat pour la défense de son client repose sur un tout autre plan que le fond du dossier et présente une envergure autrement plus croustillante : Maître Le Borgne a décidé en ce jeudi matin de se livrer à un petit exercice intellectuel en remettant en cause la constitutionnalité de l’article 432-12 sur lequel se base l’accusation. Selon lui, cet article se révélerait quelque peu en inadéquation avec les articles 5 et 9 de la déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen.

Rien que ça…

211113-droitsdelhommeArticle V : La Loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la Société. Tout ce qui n’est pas défendu par la Loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas. Article IX : Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne, doit être sévèrement réprimée par la Loi.

 

Il invitera par conséquent le tribunal requérir de la Cours de Cassation l’examen d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) en vue d’une saisine par le Conseil Constitutionnel. Bref, voilà un procès qui prend soudain une dimension toute autre puisque le cas Duret pourrait amener les magistrats à demander au Conseil Constitutionnel de se prononcer sur le bien fondé et la portée de l’article 432-12 sur la base duquel René-Jean Duret est poursuivi.

Mais qui est donc cet article 432-12 ?

211113-codepenalCode pénal – Partie législative – LIVRE IV : Des crimes et délits contre la nation, l’Etat et la paix publique – TITRE III : Des atteintes à l’autorité de l’Etat – CHAPITRE II : Des atteintes à l’administration publique commises par des personnes exerçant une fonction publique. – Section 3 : Des manquements au devoir de probité. Paragraphe 3 : De la prise illégale d’intérêts. Article 432-12. Modifié par Ordonnance n°2000-916 du 19 septembre 2000 – art. 3 (V) JORF 22 septembre 2000 en vigueur le 1er janvier 2002

Le fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public ou par une personne investie d’un mandat électif public, de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt quelconque dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l’acte, en tout ou partie, la charge d’assurer la surveillance, l’administration, la liquidation ou le paiement, est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende.

Toutefois, dans les communes comptant 3 500 habitants au plus, les maires, adjoints ou conseillers municipaux délégués ou agissant en remplacement du maire peuvent chacun traiter avec la commune dont ils sont élus pour le transfert de biens mobiliers ou immobiliers ou la fourniture de services dans la limite d’un montant annuel fixé à 16000 euros.

En outre, dans ces communes, les maires, adjoints ou conseillers municipaux délégués ou agissant en remplacement du maire peuvent acquérir une parcelle d’un lotissement communal pour y édifier leur habitation personnelle ou conclure des baux d’habitation avec la commune pour leur propre logement. Ces actes doivent être autorisés, après estimation des biens concernés par le service des domaines, par une délibération motivée du conseil municipal.

Dans les mêmes communes, les mêmes élus peuvent acquérir un bien appartenant à la commune pour la création ou le développement de leur activité professionnelle. Le prix ne peut être inférieur à l’évaluation du service des domaines. L’acte doit être autorisé, quelle que soit la valeur des biens concernés, par une délibération motivée du conseil municipal.

Pour l’application des trois alinéas qui précèdent, la commune est représentée dans les conditions prévues par l’article L. 2122-26 du code général des collectivités territoriales et le maire, l’adjoint ou le conseiller municipal intéressé doit s’abstenir de participer à la délibération du conseil municipal relative à la conclusion ou à l’approbation du contrat. En outre, par dérogation au deuxième alinéa de l’article L. 2121-18 du code général des collectivités territoriales, le conseil municipal ne peut décider de se réunir à huis clos.

Et qu’est ce qu’une question prioritaire de constitutionnalité ?

211113-ConseilConstitutionnelLa “question prioritaire de constitutionnalité” est le droit reconnu à toute personne qui est partie à un procès ou une instance de soutenir qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit. Si les conditions de recevabilité de la question sont réunies, il appartient au Conseil constitutionnel, saisi sur renvoi par le Conseil d’État et la Cour de cassation de se prononcer et, le cas échéant, d’abroger la disposition législative.

La question prioritaire de constitutionnalité a été instaurée par la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008. Avant la réforme, il n’était pas possible de contester la conformité à la Constitution d’une loi déjà entrée en vigueur. Désormais, les justiciables jouissent de ce droit nouveau en application de l’article 61-1 de la Constitution. (source Conseil Constitutionnel)

Mais pourquoi cette demande de QPC par Maître Le Borgne ?

Maître Le Borgne dans son plaidoyer reviendra sur l’histoire même de cet article 432-12 dont il estime qu’il laisse tellement d’espace à l’interprétation que l’on se retrouve in fine à potentiellement condamner pour une faute virtuelle, à condamner par provision, à condamner au titre de la prévention, du risque d’infraction : bref de condamner un innocent puisque jusqu’à preuve du contraire, lorsque qu’un délit n’est pas commis, la culpabilité est fantasmagorique.

Imaginez que le tribunal décide d’assumer la responsabilité de juger René-Jean Duret sur la base d’un texte dont l’interprétation permette de condamner des innocents… quelle incroyable jurisprudence cela constituerait !!!

Non sans un certain humour, l’avocat laissera entendre qu’une mauvaise interprétation de cette loi par le tribunal ouvrirait la porte à un certain “desiderata de gérontocratie”, entendant par là qu’il serait aujourd’hui nécessaire pour être considéré comme un élu honnête que ce n’avoir aucune activité professionnelle. C’est sans compter sur le fait que dans ce cas, le potentiel d’élus ne se trouvera bientôt plus dans la masse des retraités mais dans celle des sans emplois !

De plus, dans la vie de cet article du code pénal, il y a deux éléments troublants :

– tout d’abord, le 432-12 n’a jamais été soumis au Conseil Constitutionnel

– ensuite, il se trouve que le sénat a voté il y a quelque temps l’amendement de ce texte au titre justement de son manque de précision et des risques de dérives dans son application. Au bilan, le projet de loi du Sénat en bordait un peu plus la portée. Mais, jusqu’à ce jour, l’examen du projet de Loi n’a jamais été porté à l’agenda de l’Assemblée Nationale… Pourquoi ? Et bien simplement parce que dans sa version retravaillée par les sénateurs, l’article ne manquerait pas d’être interprété par les médias à la vue courte comme un outil de protection des élus… vous savez, ceux qui ne foutent rien tout en s’en mettant plein les poches. Dès lors, les sénateurs, dont l’élection ne dépend pas du peuple, peuvent assumer ce texte pendant que les députés, dépendant eux directement de ce dernier dont on sait qu’il est manipulé par les médias, ne veulent même pas en entendre parler.

Enfin, Maître Le Borgne pointait du doigt le dossier du Procureur auquel il concédera le fait qu’il ne l’a “naturellement pas monté lui-même”. Pourquoi ? Et bien parce que visiblement les enquêteurs ont, d’après l’avocat, l’habitude de nourrir leurs dossiers de coupures de presse, de cette presse qui a Saint-Martin semble livrer une certaine justice anticipée : “Le Pélican qui plaît tant à vos enquêteurs…” (Ouf, pour une fois, ce n’est pas nous !). C’est sans doute là l’une des raisons pour lesquelles Maître Le Borgne n’a pas souhaité consacrer plus de temps au fond du dossier.

Maître Le Borgne conclura sur cette phrase “Il ne suffit pas que la justice soit juste, il faut encore qu’elle en ait l’air”, brocardant par là les médias et invitant de fait le tribunal à ne pas subir l’influence de ceux qui donnent cette image de “justice juste”… ou non.

Et le tribunal se retire pour délibérer…

Entre la potentialité de condamner un innocent sur la base d’un texte par trop interprétable, l’originalité d’une démarche de QPC pour le Tribunal Correctionnel de Basse-Terre en audience foraine à Saint-Martin (cela brise un peu la routine et offre une certaine appétence… un fait d’arme au bout du monde) et la possibilité d’agir en “résistants” face à des médias qui aujourd’hui font le droit avant même que celui-ci ne s’exprime dans son légitime écrin qu’est le tribunal, le cas René-Jean Duret pose donc de toute évidence des questions qui dépassent le strict cadre de sa culpabilité annoncée par certains et souhaitée par d’autres.

Après s’être retiré pour délibérer, le Vice-Procureur Noailles se félicitait de la démarche sollicitée par Maître Le Borgne tant elle faisait appel à un débat d’une haute portée intellectuelle et traitait du droit dans sa plus pure expression.

Dès lors, avec la perspective d’un dossier original et d’envergure nationale à traiter, avec l’introduction de cette QPC, avec un statut potentiel de résistants aux méchants médias et avec un Ministère Public favorable à l’action, il ne restait plus au tribunal qu’à accéder à la demande de maître le Borgne : il y aura bien de la part du Tribunal Correctionnel de Basse-Terre en audience foraine à Saint-Martin une question prioritaire de constitutionnalité adressée à la Cour de Cassation. Cette dernière décidera de l’opportunité de transmettre cette QPC au Conseil Constitutionnel.

Le Président du RRR, Alain Richardson, le “suspect” Président du groupe RRR au Conseil Territorial, René-Jean Duret, Maître Cécilia Dufetel, Maître Jean-Yves Le Borgne, La Présidente du Conseil Territorial, Aline Hanson, le Vice Président, Guillaume Arnell… à la sortie du tribunal

Le Président du RRR, Alain Richardson, le “suspect” Président du groupe RRR au Conseil Territorial, René-Jean Duret, Maître Cécilia Dufetel, Maître Jean-Yves Le Borgne, La Présidente du Conseil Territorial, Aline Hanson, le Vice Président, Guillaume Arnell… à la sortie du tribunal

La cour de cassation disposant d’un délai de trois mois pour statuer, l’audience a été reportée au 20 mars 2014 où deux scénarii sont envisageables :

1- la QPC est rétorquée par la Cour de Cassation et une date sera fixée pour plaider sur le fond rapidement

2- la QPC a été transmise par la Cour de Cassation au Conseil Constitutionnel. Dès lors celle-ci peut contraindre les deux assemblées parlementaires à examiner le 242-12 pour lui offrir une pleine adéquation avec la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Le traitement de “l’affaire Duret” vivra alors de longs mois d’attente supplémentaires ; mais il est vrai que nos hommes politiques ont maintenant l’habitude d’exercer avec une épée de Damoclès au-dessus de leur mandat.

Pour conclure …

Le moins que l’on puisse dire est que Maître Le Borgne est loin d’avoir la vue courte, et que ce nouveau déplacement à Saint-Martin aura peut-être pour effet de modifier la loi à un niveau national, au bénéfice de nombreux élus qui “ne sont ni retraités ni chômeurs” mais exercent des postes à responsabilité dans des organismes en prise avec la décision publique.

Pendant ce temps, localement, il est indéniable que l’inexorable défilé des élus et décideurs devant les instances juridiques ralentit d’autant l’avancée des dossiers urgents de la collectivité. Il est également évident qu’une modification du code pénal national n’accélérera pas l’élaboration d’un code de l’urbanisme local… à moins que l’on ne le confie à Maître Le Borgne.

Enfin et parce que la spécificité finit par transcender les racines et coule un peu dans nos veines, sur une île aussi petite que la notre, l’acharnement vécu par les élus et la multitude de liens familiaux ou économiques qui constituent notre tissu social ne risquent pas d’entretenir un terreau propice aux nouvelles vocations. Il faudrait être fou ou inconscient pour choisir un investissement local qui vous amène par trop souvent devant les tribunaux, à la Une des journaux ou aux railleries de l’opinion publique… à moins qu’il ne suffise d’être simplement éclairé et habité d’une volonté inébranlable.

NB : puisque la question subsidiaire ne manquera pas de titiller les esprits retords, sachez que les honoraires de Maître Le Borgne dans l’affaire “Duret” ne sont assumés ni par la SEMSAMAR ni par la Collectivité mais par René-Jean Duret lui-même “pour éviter toute suspicion de conflit ou de confusion d’intérêt”.

Igor Rembotte
Par Igor Rembotte 21 Nov 2013 17:39

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