à l’attention de mm les membres de la mission interministérielle
de l’Inspection Générale de l’Administration
novembre 2013
La ministre de la réforme de l’État, de la décentralisation et de la fonction publique, le ministre des outre-mer et la ministre déléguée chargée de la décentralisation ont demandé à l’Inspection générale de l’Administration de « diligenter (…) une mission d’étude dans les collectivités de Saint-Martin et de Saint-Barthélémy afin de procéder à une analyse approfondie de la situation des deux collectivités au regard des conséquences budgétaires et financières de leurs DGC ». L’expertise de la mission visera notamment :
La présente note a pour objet d’éclairer la mission de l’IGA sur l’origine des graves difficultés rencontrées par la COM de Saint-Martin depuis 2007, ainsi que sur les dispositions à prendre, à court et moyen terme, en vue d’y remédier.
Durant des décennies les saint-martinois ont réclamé à la métropole la prise en compte des spécificités de leur territoire insulaire, la reconnaissance du caractère dérogatoire de leur régime juridique particulier fondé sur des droits acquis au fil de l’histoire, ainsi qu’un statut « sur mesure » intégrant ces spécificités et garantissant leur autonomie. Le 7 décembre 2003, à l’occasion du référendum organisé à ce propos, ils se sont prononcés en faveur du statut défini par l’article 74 de la Constitution. Quatre ans plus tard le Parlement a fini par répondre (au moins partiellement) aux revendications saint-martinoises en adoptant la loi organique n° 2007-223 du 21 février 2007 « portant dispositions statutaires et institutionnelles relatives à l’outre-mer ». Le 15 juillet de la même année, la commune « guadeloupéenne » de Saint-Martin était officiellement transformée en « collectivité d’outre-mer », censée être totalement autonome vis-à-vis de la Guadeloupe et dotée des compétences antérieurement exercées par l’ancienne commune, le département et la région Guadeloupe ainsi que de diverses compétences d’État transférées.
À l’issue de six années de ce nouveau régime statutaire, il est patent que la mutation enclenchée en 2003 et mise en œuvre (du moins formellement) en 2007 n’a toujours pas produit les effets attendus. Et, tandis que la situation économique et sociale de la collectivité continue inexorablement de se détériorer, la déception et le désarroi de la population sont à la mesure des espoirs qu’elle avait placés dans ce changement institutionnel.
Pourtant, la situation – catastrophique à tous égards – à laquelle nous sommes aujourd’hui parvenus n’est pas le fruit de malencontreux hasards et encore moins une fatalité, bien au contraire. Elle résulte d’une accumulation de négligences, de retards, d’incompétences, de défaillances, de dysfonctionnements politiques et administratifs, d’appréciations erronées de la part des décideurs métropolitains, de décisions tardives et/ou aberrantes et de la volonté manifeste de l’administration d’État de faire échec à une réforme à laquelle elle s’est toujours activement opposée.
La métropole n’a d’ailleurs pas attendu 2003 pour maintenir Saint-Martin dans un état de sous-développement juridique, administratif, économique et social. Colonie française absurdement rattachée à la colonie de Guadeloupe depuis le XVIIe siècle (alors qu’elle n’a rien de commun avec l’archipel guadeloupéen) la partie nord de l’île fut longtemps négligée par la France, puis laissée à l’état d’abandon et totalement oubliée par celle-ci de 1850 à 1963. À partir de 1963 l’État y réimplanta progressivement quelques services et s’employa à tenter de « normaliser » Saint-Martin, c’est-à-dire d’y établir sans discernement le régime juridico-administratif métropolitain, niant ainsi les particularités de l’histoire insulaire tout autant que sa responsabilité dans le développement antérieur d’un « droit coutumier » local de substitution. Conjointement la métropole demeurait sourde aux demandes pressentes d’une population en quête de reconnaissance de ses singularités et du bénéfice d’un statut particulier. Tout particulièrement, l’État n’a jamais été capable de prendre la mesure des effets de la partition de l’île en l’absence de toute frontière effective et des puissants liens historiques (et familiaux) qui unissent la partie française à la partie néerlandaise de l’île (liens formalisés dans le « Traité de Concordia » de 1648, toujours en vigueur). C’est pourquoi, au moment de la mutation statutaire de 2007, la situation financière et administrative de la commune, comme l’état économique et social de la collectivité, étaient déjà considérablement dégradés.
En outre, comme si l’héritage du passé colonial et communal n’était pas suffisamment préjudiciable au développement de Saint-Martin, tout fut mis en œuvre dès 2003 par l’administration métropolitaine (centrale et déconcentrée) pour compromettre le succès d’une réforme statutaire déjà trop tardive (et trop timorée).
Sans prétendre à l’exhaustivité, l’énumération qui suit pointe les anomalies, défaillances et dysfonctionnements parmi les plus significatifs et les plus lourds de conséquences :
1° L’impréparation de la réforme statutaire
De 2003 (date de la consultation populaire) à 2007 (date de la mutation statutaire) l’administration métropolitaine disposait de quatre ans pour se préparer et pour préparer Saint-Martin au changement. Or rien ne fut entrepris à cet effet et les services de l’État, notamment ceux des finances, furent pris au dépourvu en 2007 et incapables de répondre aux exigences de la réforme statutaire. En conséquence, des dispositions plus ou moins bricolées dans l’urgence se révèlent inadaptées et/ou inopérantes ; d’autres attendent toujours d’être prises.
2° L’absence d’une période de transition
A maintes reprises au cours de l’élaboration du projet de loi organique, j’ai personnellement insisté sur la nécessité de prévoir une période de transition statutaire d’au moins 10 ans (2007-2017), ce qui aurait permis une mutation progressive, par étapes, et laissé le temps nécessaire à l’adaptation des administrations étatiques impliquées ainsi qu’à la construction d’une authentique administration territoriale au niveau local. Je n’ai, hélas, pas été entendu.
3° L’interprétation restrictive de certaines dispositions de la loi
Dès la promulgation de la loi statutaire l’administration des finances s’est évertuée à en interpréter certaines dispositions (notamment fiscales) de façon la plus restrictive et la plus défavorable aux intérêts et à l’autonomie de Saint-Martin. Ainsi par exemple pour la règle de résidence dite « des 5 ans » qui a contraint la COM à attendre la loi du 25 janvier 2010 pour que lui soit enfin reconnue sa pleine compétence de juridiction fiscale « de source ».
4° L’aberration des méthodes et des conclusions de la commission consultative d’évaluation des charges (CCEC) liées aux transferts de compétences
Primo, il aurait fallu mettre cette commission en place dès juillet 2007 au lieu de quoi elle ne fut installée qu’en 2008 et ne rendit ses conclusions qu’en 2011, soit quatre ans après le lancement de la COM. Secundo, la composition de cette commission est contestable, ses méthodes de calcul sont ahurissantes et ses conclusions inadmissibles. En refusant d’asseoir ses calculs sur les dix dernières années budgétaires (comme je l’ai proposé) pour ce qui concerne la compensation des charges de fonctionnement transférées et d’intégrer l’octroi de mer (12 millions d’euros annuels) dans les pertes de recettes (au fallacieux motif que l’octroi de mer n’aurait pas constitué une recette fiscale mais une « subvention » régionale) la commission a pu en effet conclure à une compensation « négative ». La collectivité est donc désormais redevable annuellement de 634 126 € à l’État ! Ainsi l’État rançonne la collectivité pour le prix d’un statut spécial arraché de haute lutte. Ça n’est pas la France qui doit payer la facture de plusieurs siècles de domination, d’irresponsabilité et d’errements étatiques dans l’administration de son ancienne colonie mais la population saint-martinoise. On touche là au comble du cynisme post-colonial ! La COM a évidemment engagé un recours contre ces conclusions iniques devant le Conseil d’État. Mais celui-ci n’a examiné ce recours que le 24 octobre 2013 (soit encore deux années de perdues…) et, si l’on s’en tient aux conclusions de l’avocat général, tout porte à croire que le C.E. s’apprête à se déclarer incompétent et à renvoyer l’affaire devant un tribunal administratif. Dans de telles conditions, où les lenteurs, l’indifférence, l’arbitraire et le mépris des autochtones le disputent au déni de justice, comment s’étonner que la jeune COM soit confrontée depuis six ans à des difficultés juridiques, administratives et financières insurmontables ?
5° Les conditions arbitraires et incohérentes de mise en place de la nouvelle fiscalité
Primo, la décision arbitraire de priver la COM de la garantie du versement des « douzièmes » provisoires (calculés sur la base des rôles émis et non pas des encaissements effectifs) en matière de fiscalité locale directe (décision relevant une fois de plus d’une interprétation restrictive de la loi) a bien évidemment engendré de graves problèmes de trésorerie pour la COM. Secundo, le gouvernement a jusqu’ici refusé de prendre en considération ma proposition de loi déposée en 2011 et visant notamment la modification de la loi organique en vue d’obtenir l’extension au profit de la COM de la compétence en matière d’assiette, de recouvrement et de contrôle des impôts (comme c’est le cas pour la COM de Saint-Barthélémy) tout en maintenant la possibilité de confier l’exécution de ces opérations à des agents de l’État dans le cadre d’une convention. Tertio, l’absence de fiabilité des bases de données fiscales, le manque de moyens des services fiscaux de l’État et l’incapacité desdits services à résoudre ces problèmes ont pour conséquence un mauvais recouvrement des recettes fiscales. Enfin, en vertu d’une convention fiscale dont les dispositions ont été imposées à la COM celle-ci est tenue de payer l’État pour des prestations qui sont médiocrement (voire pas du tout) exécutées. Il s’ensuit que les recettes fiscales effectivement recouvrées ne sont qu’une partie de celles qui devraient l’être. Autant dire que l’autonomie fiscale de Saint-Martin n’est encore qu’en trompe-l’œil et que l’État veille attentivement à ce que cette situation perdure.
6° Le maintien de nombreux liens de dépendance avec la Guadeloupe
La transformation de l’ancienne commune en COM visait explicitement à rompre les liens de dépendance entre l’« arrondissement » de Saint-Martin/Saint-Barthélémy et son chef-lieu de Basse-Terre en Guadeloupe. Or, six ans plus tard, de nombreux liens sont délibérément maintenus et Saint-Martin apparaît toujours comme une « dépendance » de la Guadeloupe. Quelques exemples :
7° La poursuite d’une gestion « communale » de la COM
Bien que la commune ait en principe disparu depuis six ans au profit de la COM et que cette dernière cumule ses anciennes compétences communales avec celles d’un département et d’une région auxquelles s’ajoutent d’importantes compétences d’État transférées, les structures administratives, l’organisation et les méthodes de la COM sont restées celles d’une commune ordinaire sans que l’État ne s’en préoccupe. Il s’ensuit une grave sous-administration de la collectivité qui se révèle du coup incapable d’exercer pleinement et correctement toutes ses nouvelles compétences (par exemple, les nouveaux codes de l’urbanisme et du tourisme n’ont toujours pas été élaborés). L’État avait pris des engagements en matière d’accompagnement juridique et administratif, notamment sous la forme de la mise à disposition de hauts fonctionnaires territoriaux, mais rien n’a été entrepris à ce propos, ni avant ni après 2007.
8° Un traitement inégalitaire et pénalisant par rapport à d’autres collectivités et territoires d’outre-mer Français
Si l’on compare le traitement que la France réserve à la COM de Saint-Martin par rapport à ceux qu’elle accorde dans le même temps à d’autres collectivités et territoires d’outre-mer, tels par exemple que Saint-Pierre et Miquelon, Mayotte, la Nouvelle Calédonie et même Saint-Barthélémy, on peut mesurer à quel point la collectivité saint-martinoise est systématiquement pénalisée. Qu’il s’agisse de services publics ou de dotations et aides financières diverses, Saint-Martin est toujours le « parent pauvre » de la métropole. La COM de Saint-Pierre et Miquelon (bien que beaucoup moins peuplée que Saint-Martin avec 5 900 habitants environ) dispose par exemple d’un préfet de plein exercice et de son propre député (tandis que Saint-Martin doit partager le sien avec Saint-Barthélémy). Elle est dotée d’une station de radio et d’une chaîne de télévision publiques, inexistantes à Saint-Martin. En matière de justice on y trouve un Tribunal Supérieur d’Appel et un Tribunal administratif, inexistants à Saint-Martin. Dans le domaine des données statistiques indispensables à la décision politique la COM de Saint-Pierre et Miquelon dispose d’une antenne de l’INSEE (avec plusieurs agents à temps plein) tandis que Saint-Martin ne dispose d’aucune antenne de l’INSEE. Il s’ensuit que les chiffres dont les décideurs locaux ont besoins pour fonder la plupart de leurs choix font cruellement défaut ou sont obsolètes.
9° L’entretien délibéré d’une instabilité politique à la tête de l’exécutif territorial
En 2008, soit un an après la création de la COM, l’invalidation de mon élection à la présidence du conseil territorial par le Conseil d’État (assortie d’une année d’inéligibilité) pour un motif véniel qui ne réclamait qu’une simple amende a provoqué une brusque rupture dans la direction politique de la COM. Cette rupture fut lourde de conséquences dans la mesure où je conduisais depuis des années les négociations avec l’État en vue du changement statutaire et que j’étais à l’époque le seul responsable politique saint-martinois capable de poursuivre le dialogue avec l’État à la phase de mise en œuvre d’une réforme dont je connaissais en détail tous les aspects (et les faiblesses). Cette rupture a été ensuite réitérée à deux reprises par l’invalidation de mes successeurs à la présidence du conseil territorial, ce qui n’a pas manqué d’affaiblir durablement l’exécutif territorial et de créer parmi la population une confusion et une agitation peu propices à la paix sociale et au civisme.
Ces quelques exemples montrent combien la mutation statutaire n’est encore à ce jour que très partiellement mise en œuvre et combien l’attitude hostile de l’État et de ses services compromet cette mise en œuvre. Ainsi depuis 2003 nous assistons, impuissants, à un sabotage délibéré de la réforme statutaire. Et, bien évidemment, l’État ne manque déjà pas de tirer argument d’un échec qu’il orchestre lui-même pour envisager de « renégocier » ou de « modifier » la loi organique de 2007. Depuis dix ans l’administration métropolitaine a clairement démontré qu’elle ne souhaitait pas la réussite du nouveau statut de « collectivité d’outre-mer » de Saint-Martin. Sans doute parce qu’un succès de ce type pourrait créer un précédent et intéresser d’autres collectivités françaises ultra-marines, notamment la Guadeloupe. Sans doute aussi parce que le projet de la métropole est de rétablir la plénitude de son emprise tutélaire sur son ancienne colonie.
Pour l’heure, l’urgence n’est pas à la « renégociation » ou à la « modification » de la loi mais à sa mise en œuvre complète, avec l’appui effectif, loyal et efficace de l’État. Il sera toujours temps, ultérieurement, d’améliorer (et non de « modifier ») une loi effectivement lacunaire à bien des égards. Par « mise en œuvre complète » je veux dire notamment :
La mutation statutaire, mal engagée et mal conduite, ne pourra réussir qu’à condition de corriger les erreurs commises, de rattraper de toute urgence les retards accumulés, de combler les lacunes d’une administration défaillante et de ne pas laisser la COM s’enliser dans des déficits budgétaires à répétition qui la condamnent à l’impuissance.
Tout cela ne pourra s’accomplir qu’avec le concours technique et l’aide financière de l’État et sous réserve que l’administration cesse d’y faire obstacle.
Je voudrais enfin ajouter ceci : il est navrant de constater que la France, à la différence de la Hollande, n’a toujours pas compris l’intérêt stratégique, géopolitique, économique et culturel d’une collectivité territoriale française en bonne santé à cet endroit particulier de l’archipel antillais. L’essor de la partie hollandaise de l’île, son poids dans l’économie régionale de la Caraïbe, l’intérêt que lui consacre la métropole néerlandaise et l’appui que celle-ci lui accorde devraient pourtant montrer à la France les voies à emprunter pour la mise en valeur de la partie française.
Louis-Constant FLEMING
Voilà une analyse qui par bien des points rejoint pleinement celle réalisée par les socio-professionnels de Saint-MartinAMP même s’il faut bien avouer que près de 7 ans après notre évolution effective sur le papier, on doute localement qu’une oreille attentive soit à même d’entendre les souffrances et les injustices vécues par le territoire français de Saint-Martin, et inlassablement réitérées.