Grandes entreprises : CICE, dividendes et embauches… Une grande tartufferie !
Par Bertrand Nouel – Expert à la Fondation iFRAP, Bertrand Nouel est avocat honoraire. Il rejoint l’iFRAP en 2006 et intervient transversalement sur les questions nécessitant une expertise juridique ainsi, plus particulièrement, qu’en matière d’emploi et d’économie.
La Fondation iFRAP (Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques) a pour but d’“effectuer des études et des recherches scientifiques sur l’efficacité des politiques publiques, notamment celles visant la recherche du plein emploi et le développement économique, de faire connaître le fruit de ces études à l’opinion publique, de proposer des mesures d’amélioration et de mener toutes les actions en vue de la mise en œuvre par le Gouvernement et le Parlement des mesures proposées”.
Le chef de l’Etat a encore dernièrement mis en garde les entreprises contre la tentation de mal utiliser le CICE en distribuant des dividendes au lieu d’investir et d’embaucher, et il n’est de semaine que les branches d’entreprises sont rappelées à leur obligation de s’engager sur l’emploi, ce que bien peu ont respecté, et que les syndicats expriment leur vigilance quant à l’interdiction d’utiliser le CICE pour distribuer des dividendes aux actionnaires. Vous êtes-vous donc demandé l’utilisation qu’ont faite les plus grandes entreprises françaises du CICE dont elles bénéficiaient ? Mais ce n’est pas sur les grandes entreprises qu’il faut tirer à boulets rouges, c’est sur le gouvernement qui veut imposer à toutes des « contreparties » au CICE dont l’inanité nous est démontrée par le comportement des plus grandes.
Le Journal Du Net (JDN) a publié récemment les résultats d’une enquête réalisée auprès de 49 des plus grandes entreprises françaises pour connaître le montant du CICE dont elles allaient pouvoir bénéficier en au titre de 2013 et 2014. Le JDN, qui ne s’intéressait qu’à l’aspect compétitivité du CICE, nous indique que seules 16 entreprises ont accepté de communiquer le montant du CICE pour 2013, et encore moins l’estimation pour 2014. Ces 16 entreprises totalisent 830 millions de CICE sur un total de 10 milliards estimé pour 2013. Trente-trois entreprises ont donc refusé toute indication malgré les nombreuses relances. Nous allons passer en revue 9 de ces 16 entreprises, en mettant en face de leur CICE leur politique de dividendes et d’embauche, pour vérifier si, comme il serait normal, ces grandes entreprises donnent l’exemple – d’autant plus que dans les plus grandes d’entre elles l’Etat détient le contrôle ou des participations importantes.
LA POSTE
CICE : 297 millions pour 2013, 445 millions pour 2014.
Dividendes : 171 millions en 2013 pour l’Etat actionnaire. « En 2013, le bénéfice net de la Poste a progressé de 31 % à 627 millions d’euros. Pour les syndicats, c’est seulement grâce au Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi que ce résultat a pu être obtenu, ce que la direction ne nie pas » (Les Echos, 20 février 2013). Les syndicats qualifient le CICE de « produit dopant » en relevant qu’il compense une perte d’exploitation de 5,6% et que sans lui il n’y aurait pas eu de dividende !
Effectifs : constants, autour de 158.000 mondialement. La Poste se glorifie d’avoir embauché 5000 employés en 2013, mais on s’aperçoit qu’il ne s’agit que de rajeunir les cadres pour tenir compte des départs en retraite.
SNCF
CICE : 118 et 177 millions.
Dividendes : 209 millions en 2012, pour une perte de 180 millions. L’Etat vient d’annoncer en août 2014 un « effort de renoncement » à 500 millions de dividendes, … mais pour contribuer au désendettement qui atteint 32,5 milliards et augmente constamment. Aucune mention n’est faite du CICE.
Effectifs : 2.500 postes de cheminots supprimés par an, non remplacement de 7 départs à la retraite sur 10 en 2014.
ORANGE
CICE : 79 et 118 millions.
Dividendes : après les rendements exceptionnels de la période 2008-2013, les rendements attendus pour 2014 et 2015 se stabilisent à 5,4% à un niveau trois fois supérieur à ceux de la période antérieure à 2008. Politique : « Le Groupe souhaite préserver une structure financière solide et viser un ratio d’endettement (dette nette/EBITDA) autour de 2.0 à moyen terme, et poursuivra en conséquence une politique de distribution de dividendes attractive, alignée sur sa génération de cash flow opérationnel ».
Effectifs : 50.000 emplois supprimés en 14 ans, « l’entreprise s’engage résolument dans une nouvelle baisse d’effectifs » depuis 2012, les recrutements étant loin de compenser les départs en retraite.
PSA
CICE : 80 et 120 millions.
Dividendes : aucun depuis 2011 (pertes).
Effectifs : en baisse constante, aucun effet du CICE.
EDF
CICE : 68 et 102 millions.
Dividendes : « hausse surprise » en 2013. L’Etat détient 84% du capital et a perçu 1,8 milliard en 2012, soit plus de la moitié des 3,2 milliards perçus de ses participations.
Effectifs : constants depuis six ans, à 105.000 en France hors filiales.
AIR FRANCE
CICE : 40 et 57 millions.
Dividendes : Après 5 années d’absence de distribution, Air France prévoit un rendement de 2,39% en 2014 et 2,99% en 2015.
Effectifs : le groupe est en pleine restructuration (plan Transform 2015), en quatre ans il aura perdu entre 12.000 et 15.000 postes (sur 106.000).
AUCHAN
CICE : 38 et 55 millions.
Dividendes : le groupe n’est pas coté, les dividendes paraissent stables autour de 200 millions.
Effectifs : 302.500 dans le monde. En France, Auchan développe une stratégie d’augmentation des effectifs employés (+ 500) et de diminution des effectifs cadres (-800) qui est sans rapport avec le CICE.
VEOLIA
CICE : 30 et 45 millions.
Dividendes : Après un pic en 2011 à 11%, le rendement se stabilise à 5%, valeur nettement supérieure à celle antérieure à 2008.
Effectifs : 500 départs naturels non remplacés en 2013, 400 en 2014. Veolia taille dans les effectifs du siège.
SAFRAN
CICE : 25 et 37,5 millions.
Dividendes : Le groupe est un des plus brillants français. 1 milliard de résultat net. Rendement en constante augmentation, prévu 2,52% en 2014 et 2,90% en 2015.
Effectifs : Embauche constante, 7000 en 2012, dont 3000 en France, 7000 prévus en 2013.
AUTRES ENTREPRISES
Les 7 autres entreprises ayant répondu au JDN, sont, dans l’ordre d’importance de leur CICE :
- TOTAL : 19/28,5 millions.
- SANOFI : 11/16,5 millions.
- AXA : 9,7/14,6 millions.
- L’OREAL : 8/12 millions.
- LAFARGE : 3/5 millions.
- PERNOD RICARD : 1,7/2,6 millions.
- TECHNIP : 1,5/1,7 millions.
On remarque que, par comparaison avec l’importance du chiffre d’affaires global et étranger de ces multinationales, le montant de leur CICE est relativement négligeable, et insuffisant en tout état de cause pour avoir une influence sur leurs dividendes et leurs effectifs, alors que pour les 9 entreprises que nous avons passées en revue et dont le CICE était beaucoup plus important, aucune influence n’a été notée.
Nos conclusions
Elles sont limpides. Tout d’abord, l’Etat est présent dans les 6 premières entreprises, à titre d’actionnaire très majoritaire pour la moitié d’entre elles. Il se sert royalement, ego nominor leo ! Le cas le plus éloquent est celui de La Poste, 445 millions de CICE attendus, une situation qui aurait été perdante sans ce CICE, qui a servi à payer les dividendes. L’inverse des consignes données aux entreprises. La situation est comparable pour les autres entreprises : Air France (l’Etat actionnaire à15,9%) qui reprend la distribution de dividendes en pleine restructuration, Orange (l’Etat actionnaire à 27%) dont les effectifs sont en baisse constante au contraire des dividendes, EDF qui verse 1,8 milliard de dividendes à l’Etat dans un contexte de stagnation des effectifs…Une nouvelle illustration du « faites ce que je dis, ne faites pas ce que je fais ».
La seconde conclusion est simplement qu’il n’y a aucun rapport entre la distribution de dividendes et l’évolution des effectifs. Il existe en effet une politique de dividendes autonome qui ne tient qu’au signal que l’entreprise veut envoyer aux investisseurs et au marché dont elle dépend pour ses fonds propres. Et ce d’autant plus que le contexte actuel est celui d’une désintermédiation bancaire où le poids relatif des prêteurs est en baisse constante, remplacé par les fonds propres des actionnaires, avec la nécessité corrélative d’attirer les investisseurs. Il n’est que de lire à ce sujet la déclaration de la direction d’Orange. Le seul cas examiné où l’on observe une évolution favorable des embauches est celui de Safran, pour des raisons tenant au remarquable développement de l’entreprise. Tout ceci est en fait largement connu. Mais alors, pourquoi exiger des entreprises en général un comportement différent de celui des grandes entreprises et leur refuser de mener une politique de dividendes, et aussi d’investissements, indépendante des fluctuations de la taxation de leur bénéfices, notamment par le biais du CICE ? Et comment prétendre exiger d’elles des « contreparties » que l’on ne met pas à la charge de celles qui devraient donner l’exemple ?
Si l’on veut prolonger la réflexion, on dira que cette question des contreparties n’est qu’un relent du refus français d’assumer le capitalisme dans lequel nous vivons et la nécessité d’attirer les investisseurs par une rémunération normale des fonds qu’ils investissent. Dans l’incapacité de dicter aux grandes multinationales, dont l’activité et l’actionnariat sont comme on le sait non-français en nette majorité, un comportement qui serait suicidaire, le pouvoir se rabat avec une désastreuse lâcheté politique sur les plus petites entreprises, celles qui auraient au contraire le plus besoin de trouver des capitaux, qui ne peuvent être que nationaux, pour se développer. Non seulement les contribuables français sont efficacement dissuadés d’investir par une fiscalité délirante, mais les entreprises qui pourraient faire appel à ces contribuables sont de leur côté fortement priées de ne pas les rémunérer… Ce ne sont pas les entreprises qu’il faut montrer du doigt, ce sont les contreparties au CICE qu’il faut oublier.
Le site internet de l’IFRAP :