Par Robert Berrouët-Oriol
Linguiste-terminologue
Montréal, le 12 novembre 2014
Avons-nous vraiment besoin d’une Académie [1] créole aujourd’hui en Haïti ? Cette question a été abordée par des gens de tous horizons au cours des dernières années et a suscité de l’intérêt. Suite aux démarches d’un comité dédié à l’établissement d’une telle institution, le sénat a voté en 2012 la loi sur l’Académie du créole haïtien et la chambre des députés l’a fait en 2013. Contraint, l’Exécutif y a donné mollement suite en publiant dans Le Moniteur du 7 avril 2014 la loi portant sur l’organisation et le fonctionnement de cette nouvelle institution. L’installation du conseil des 33 académiciens [2] de la langue créole était prévue le mardi 28 octobre 2014 lors de la Journée internationale de la langue créole.
Ma réflexion, aujourd’hui, portera sur la confusion des genres et l’amalgame des mandats dans le projet Académie créole : confusion entre l’objet réel institué (l’Académie) et le fait qu’elle n’est dotée dès le départ d’aucun pouvoir juridique d’intervention contraignante et normative à l’échelle de l’État, en particulier dans le domaine premier et pionnier de l’aménagement linguistique. Dans un pays où tout ce qui touche à la langue créole convoque habituellement des incendies langagiers sinon des débats passionnés, comment comprendre la désaffectation de l’Académie créole qui n’a pas vu la société haïtienne se mettre debout pour la défendre en se l’appropriant ? Contrairement à la forte mobilisation citoyenne qui avait précédé le vote par référendum, largement majoritaire, de la Constitution de 1987, de nombreux observateurs ont noté que les langagiers (écrivains, publicitaires, linguistes, enseignants, etc.); les associations professionnelles et les syndicats d’enseignants; les associations et institutions culturelles; les institutions du secteur des droits humains ainsi que les églises ne se bousculent pas aux portes de l’Académie créole. Ainsi, la CNEH (Confédération nationale des éducateurs d’Haïti regroupant 90 associations enseignantes), qui est pourtant la plus importante institution syndicale du secteur de l’éducation, ne fait pas partie de l’Académie créole qui devait être « installée » fin octobre 2014. Et hormis l’une et l’autre exception [3], peu de linguistes haïtiens [4], dont les travaux sont reconnus en Haïti comme en diaspora, sont porteurs et supporteurs du projet Académie créole.
L’article 213 de la Constitution haïtienne de 1987 pose de manière tout à fait légitime qu’« Une Académie haïtienne est instituée en vue de fixer la langue créole et de permettre son développement scientifique et harmonieux.» Étudiant le processus de fabrication de cette Académie haïtienne –également dénommée Académie créole ou Akademi kreyòl ayisyen an–, Éric Sauray, politologue, docteur en droit public et avocat au barreau du Val d’Oise en France, met en lumière une faille initiale et essentielle, la carence de l’État dans ledit processus. À l’aune de la « République des ONG » où de nombreuses structures parallèles remplacent depuis des décennies celles de l’État dans ses attributions régaliennes, Éric Sauray [5] précise que :
« Face à la carence de l’État dans la mise en place de l’Académie du créole, l’initiative, purement privée, du « Comité d’initiative » est louable. Mais, elle est choquante. Elle est choquante car on a l’impression que certaines personnes souhaitent décider à la place de l’État.C’est à l’État haïtien, et à l’État haïtien seul, de créer une Académie du créole. Un « Comité d’initiative » peut faire des recommandations si on le lui demande. Un « Comité d’initiative » peut fournir de la réflexion si on le lui demande ou en fonction de ses capacités à organiser des activités scientifiques de qualité destinées à faire avancer l’état des connaissances dans les domaines qui intéressent la vie nationale. Mais, un « Comité d’initiative », peu importe ses alliés publics ou privés, ne peut, en aucun cas, décider de créer son Académie et de mettre l’État devant le fait accompli. Dans un pays où tout le monde usurpe des titres et impose ses lois ou ses institutions, il serait bien que l’exemple vienne d’en haut. Bref, si le projet est légitime, il est fardé de ce manque de modestie dont font preuve, trop souvent, certains membres de la classe des instruits de premier rang d’Haïti. C’est l’État qui doit créer donc il lui revient également de fixer l’agenda et de choisir aussi les exécutants des projets qu’il doit porter en vertu de ses prérogatives constitutionnelles.» (Le souligné en gras est de moi, RBO.)
D’ailleurs j’ai noté dans les « préambules » de la loi portant sur l’organisation et le fonctionnement de l’Académie créole la reconnaissance du principe de la primauté de l’État : « Lè nou konsidere nesesite pou Leta kreye Akademi Ayisyen an, ba li estati, misyon ak fonksyon li, jan Konstitisyon 1987 la mande li ». Ces préambules attestent donc que l’Académie créole aurait dû être créée par l’État haïtien. Mais le « Comité d’initiative » a créé « son » ONG en dehors de l’État et il s’est enfermé dans une posture attentiste : c’est l’Exécutif qui doit « installer » la nouvelle institution… Confusion des genres et des mandats… Pour sa part Éric Sauray poursuit son analyse en pointant du doigt le fait que la proposition de loi à soumettre au Parlement haïtien n’a été rédigée qu’en créole, alors que la constitution de 1987 consigne qu’Haïti dispose de deux langues officielles, le créole et le français. Plus loin le juriste affirme avec rigueur que « Le comité d’initiative ne peut pas choisir les académiciens »… L’histoire récente a pourtant montré que ce« Comité d’initiative » s’est attribué le « droit » de cooptation et de choix des académiciens loin de tout souci de transparence…
Avec la même rigueur, Éric Sauray [6] cible les ambiguïtés et les paradoxes de la « proposition de loi », ambiguïtés et paradoxes liés à la carence de l’État dans le processus de fabrication de cette Académie haïtienne [7] :
L’article 23 de la « proposition de loi » m’a également surpris. Le Comité d’initiative, qui n’a pas pris l’initiative pour rien, se réserve le droit de choisir les premiers membres à vie de son académie. C’est choquant sur le plan déontologique. On ne peut pas porter le projet et choisirsoi-même les membres de l’Académie. Dans ce cas, pourquoi solliciter l’appui de l’État, autant faire sa propre institution privée ! Sauf que pour créer et faire vivre une telle institution, le Comité a besoin de l’État pour fournir à l’Académie son siège (article 1), ses moyens financiers et ses ressources matérielles (article 7), pour payer les primes de réunion des Académiciens à vie, qui peuvent être âgés de quarante (40) ans et qui peuvent être au nombre de cinquante cinq (55) (article 28) ou pour publier ses décisions dans Le Moniteur (article 45)… (…) Quoi qu’il en soit, pour être respectés, les membres de l’Académie auront nécessairement besoin de l’onction étatique que constitue un décret ou un arrêté de nomination. Par conséquent, il ne serait pas raisonnable que le Comité d’initiative choisisse les membres de la future Académie. La raison est simple : en démocratie, les choix privés relèvent toujours du subjectif et de l’arbitraire. (Le souligné en gras est de moi, RBO.)
Malgré la rigueur attestée de son analyse, Éric Sauray n’aurait pas pu prévoir que l’Académie créole, instituée juridiquement par le Parlement, n’allait pas être « installée » en octobre 2014 par l’actuel Exécutif néo-duvaliériste qui ne s’intéresse nullement au « problème linguistique haïtien ». Au moment où j’écris ces lignes, l’Académie créole s’apparente à un chétif Ovni en orbite sur lui-même, sans prise aucune sur la situation linguistique d’Haïti… Il importe donc d’en analyser les écueils originels.
Confusion des genres, confusion dans la nature du mandat
Il faut bien prendre la mesure que l’Assemblée constituante qui a rédigé la Constitution de 1987 n’avait en tête que les modèles normatifs connus du passé, notamment celui de la prestigieuse Académie française. Malgré cela, dans l’esprit et la lettre de l’article 213 de la Constitution de 1987, l’Assemblée constituante n’a accordé aucun pouvoir normatif et contraignant à l’Académie créole : elle est une instance déclarative (elle émettra des avis, des souhaits, des vœux), elle n’est nullement normative et contraignante. En clair, le Parlement haïtien n’a accordé aucun pouvoir juridique d’aménagement linguistique à l’Académie créole qui, de ce fait, ne peut qu’émettre des avis « …en vue de fixer la langue créole et de permettre son développement scientifique et harmonieux.»
Mais le « Comité d’initiative » fait une lecture volontairement tronquée et trompeuse de l’article 213 de la Constitution de 1987 lorsqu’il attribue à l’Académie créole une juridiction et un mandat d’aménagement des deux langues officielles du pays, notamment en ce qui a trait à la promotion du créole dans l’Administration publique et au chapitre de la rédaction bilingue des lois au Parlement. Au jour d’aujourd’hui, l’Académie créole est une petite structure para-étatique, aux marges de l’État, elle est de nature déclarative et elle est dépourvue de tous les instruments juridiques d’intervention dans les champs de l’aménagement linguistique. C’est donc pour absoudre et dissoudre la confusion des genres, la confusion dans la nature de son mandat que le « Comité d’initiative » de l’Académie créole a choisi de faire fonctionner cette petite structure para-étatique sur le mode d’un lobby linguistique, d’un groupe de pression quasi-privé dont l’action n’émane pas de l’État et n’est pas assumée par l’État. Contrairement à ce qu’elle pourrait faire croire, l’Académie créole ne peut en aucun cas obliger l’État ou le ministère de l’Éducation à adopter à l’échelle nationale des mesures contraignantes « …en vue de fixer la langue créole et de permettre son développement scientifique et harmonieux » : l’Académie créole n’en a pas le pouvoir juridique ni les règlements d’application qui relèvent d’une loi d’aménagement linguistique.
Ainsi, il est trompeur d’affirmer, en préambule de la loi, que « Lè nou konsidere Akademi Ayisyen an dwe garanti dwa lengwistik tout Ayisyen sou sa ki konsène lang kreyòl la [8] » puisque ces « droits linguistiques [9] » ne sont pas juridiquement (constitutionnellement) reconnus et définis dans la loi votée par le Parlement et ne relèvent pas du mandat de l’Académie créole qui est, je le répète, « de fixer la langue créole et de permettre son développement scientifique et harmonieux ». Dans tous les cas de figure, aucune vision conséquente de la situation linguistique d’Haïti ne saurait être développée ni mise en œuvre en dehors de la définition juridique et constitutionnelle des « droits linguistiques », du « droit à la langue [10] » et de « l’équité des droits linguistiques [11] ».
Enfin dans la confusion des genres et des mandats, l’embryon d’Académie créole semble avoir ravi une partie du mandat traditionnel de la FLA (Faculté de linguistique appliquée), qui est de « Contribuer à (…) la réalisation de travaux dans les multiples champs touchant à la linguistique, à l’éducation, à l’alphabétisation (…) ». L’opération a sans doute été facilitée par le fait, connu, que la FLA depuis des décennies est traitée en parent pauvre dans l’organigramme de l’UÉH (Université d’État d’Haïti), en Faculté banalisée par le rectorat de l’UÉH comme dans la mise à sa disposition de budgets dérisoires et de faibles appuis académiques. Cela explique, partiellement, que depuis une trentaine d’années la FLA a peu accompli sa mission et publié peu d’ouvrages scientifiques, entre autres de type vocabulaires ou lexiques créole-français. Le rôle-conseil que la FLA entendait jouer dans le champ linguistique comme dans les systèmes éducatifs haïtiens sera désormais vampirisé par l’embryon d’Académie créole et la FLA s’en trouvera davantage fragilisée et marginalisée .
Alors même que tout débat public semble forclos en Haïti sur un sujet aussi essentiel, je dis haut et clair qu’il y a –-au « Comité d’initiative » et à l’embryon d’Académie créole–, une myopie voulue et consentie, un constant mélange des genres, une volonté de confusion entre, d’une part, une petite structure para-étatique fonctionnant sur le mode d’un lobby linguistique, d’un groupe de pression et, d’autre part, un véritable projet d’aménagement linguistique régi par une loi et des règlements d’application. Tel me semble être un débat majeur à mener sans perdre de vue qu’une Académie créole, autrement instituée, trouvera toute sa légitimité dans un prochain projet de politique linguistique régi par une loi fondatrice d’aménagement de nos deux langues officielles et des règlements permettant son application mesurable. Dans la vie des langues, dans les communautés linguistiques, cela s’appelle « ne pas mettre la charrue avant les bœufs »…
Première publication : AlterPresse, Port-au-Prince, 15 novembre 2014.
Robert Berrouët-Oriol
Linguiste-terminologue
Site Internet : www.berrouet-oriol.com
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NOTES
[1] Hugues Saint-Fort, mars 2013. « Une Académie de langue kreyòl ou une politique linguistique en Haïti ? ».Voir aussi Robert Berrouët-Oriol, juillet 2011 : « Le ‘système’ linguistique d’Yves Déjean conduit à une impasse ».
[2] « Haïti-Langue. Vers l’installation des membres de l’Académie créole le 28 octobre 2014 ». [3] Frenand Léger (2011). « Création de l’Académie du créole haïtien : futilité ou utilité sociale ? ». [4] Renaud Gauvin (2014) : « Les emprunts du créole haïtien à l’anglais et à l’espagnol ». Les Éditions de l’Harmattan, Paris; voir aussi Renaud Govain : « Coup d’œil sur l’Académie du créole haïtien », Le Nouvelliste, 4 septembre 2014. [5] Éric Sauray, 12 octobre 2012. « Observations critiques sur la proposition de loi relative à la création d’une Académie du créole haïtien ». [6] Éric Sauray, 12 octobre 2012. « Observations critiques sur la proposition de loi relative à la création d’une Académie du créole haïtien ». [7] La « Lwa pou kreyasyon akademi kreyol ayisyen an » a été votée au Sénat le 10 décembre 2012 et à la Chambre des députés le 23 avril 2013. Elle est consignée dans Le Moniteur du 7 avril 2014. [8] La « Lwa pou kreyasyon akademi kreyol ayisyen an » a été votée au Sénat le 10 décembre 2012 et à la Chambre des députés le 23 avril 2013. Elle est consignée dans Le Moniteur du 7 avril 2014. [9] Sur la notion centrale de « droits linguistiques », sur celle du « droit à la langue », voir Berrouët-Oriol, R., D., Cothière, R., Fournier, H., Saint-Fort (2011) : L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions. Éditions du Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti. Voir aussi : Joseph-G. Turi (1990) : « Le droit linguistique et les droits linguistiques ». Dans Les Cahiers de droit, vol. 31 no 2 : les Presses de l’Université Laval, Québec. [10] Voir la note 7. [11] Sur la notion d’« équité des droits linguistiques », sur celles de « droits linguistiques » et de « droit à la langue », voir également Robert Berrouët-Oriol (2014) : « Plaidoyer pour une éthique et une culture des droits linguistiques en Haïti ».